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Notre regard

Dublin III | La Suisse joue avec le feu

En août 2013, la Suisse s’est engagée à reprendre les acquis du nouveau Règlement Dublin III. Celui-ci établit une durée maximale de trois mois de détention administrative pour les personnes en attente d’un transfert Dublin (1). Or, dans le projet de loi visant à transposer ces dispositions dans le droit suisse, le Conseil fédéral a plus que doublé cette période de détention, puisqu’il s’arroge une durée totale maximale de 7 mois et demi. Une information qu’il se garde bien de mettre en avant dans sa communication (2). Pour ne pas s’attirer les foudres de Bruxelles?

MageneveLa privation de liberté est une restriction grave aux droits fondamentaux d’une personne. L’Etat ne peut y recourir qu’à certaines conditions, ont précisé les législateurs européens lors de l’adoption du Règlement Dublin III. Ainsi des critères autorisant le principe d’une détention : une personne ne peut être détenue simplement parce qu’elle est un cas «Dublin». Les autorités doivent montrer une menace de disparition ou de fuite empêchant l’exécution du renvoi. Il en va de même pour la durée de la détention : des procédures urgentes strictes ont été édictées de manière à ce que la détention n’excède pas 3 mois: 1 mois pour déterminer l’Etat responsable de l’examen de la demande d’asile, 2 semaines pour obtenir la réponse de l’Etat en question, et six semaines pour procéder à l’éventuel transfert. Au-delà, la personne doit être libérée. Tel est l’esprit dans lequel l’article 28 du Règlement a été élaboré.

Dérogation sur dérogation

Mais cette limite de 3 mois n’est pas suffisante pour le Conseil fédéral, qui s’est amusé à ajouter dérogation sur dérogation aux directives européennes. Dans son communiqué de presse du 7 mars, le Conseil fédéral annonce que «la durée maximale de la détention, qui était de 18 mois pour l’ensemble de la procédure, est réduite à 7 semaines pour la détention en phase préparatoire et 6 semaines pour celle en vue du renvoi ou de l’expulsion». Sept semaines au lieu des six en phase préparatoire, il s’agit là de la première dérogation au Règlement européen. Dans un autre paragraphe, le Conseil fédéral propose d’instaurer «une mise en détention de six semaines supplémentaires pour refus de coopérer». Deuxième dérogation. La surprise s’accroît en consultant le projet de loi et le message qui l’accompagne: à ces 19 semaines citées de manière éparpillée dans le communiqué, le Conseil fédéral en ajoute 5 en cas de divergences sur l’Etat Dublin compétent (3) et s’octroie la possibilité de prolonger de 6 semaines la privation de liberté en cas d’un refus de coopérer, si une autorité judiciaire l’ordonne. Troisième et quatrième dérogations.

Interrogée, l’ODM répond que «nous nous garantissons quelques jours supplémentaires pour ordonner la détention en vue du renvoi et rédiger une décision de non entrée en matière Dublin. Nous estimons qu’il y a ici une lacune dans le règlement Dublin III, qui ne prend pas en compte les étapes procédurales nécessaires.» Quant au refus de coopérer, raison pour laquelle la personne en attente de transfert pourra être maintenue  en détention jusqu’à trois mois, la disposition serait un motif de détention ne relevant pas de Dublin III, nous explique l’ODM.

Toutes ces exceptions sont présentées par le Conseil fédéral comme «nécessaires» au bon fonctionnement de Dublin, et permettant de «prendre en compte les soucis des cantons» exprimés dans le cadre de la procédure de consultation.

De dérogation en dérogation, Berne allonge les trois mois maximum de détention prescrits par Bruxelles à 7 mois et demie. Mais sans l’assumer publiquement: le communiqué de presse se garde bien d’énoncer ce chiffre. Il faut aller chercher dans le projet de loi et son rapport explicatif pour, après un calcul laborieux, parvenir à ce total. Un communiqué de presse est pourtant censé présenter les informations essentielles …

Quid d’une dénonciation de Dublin

La Suisse ne joue-t-elle pas ici avec le feu? Alors que Dublin III vise à harmoniser les pratiques, de telles entorses pourraient susciter une nouvelle grogne de l’Union européenne.

Si celle-ci constate que Berne ne remplit pas ses engagements, à savoir la transposition en droit interne des dispositions de Dublin III, une procédure de règlement des différends peut être engagée (art.7 de l’AAD). En cas d’échec, l’accord d’association à Dublin s’éteindrait automatiquement. La Suisse sortirait alors du système, dont elle «profite» largement, selon ses propres mots: ces trois dernières années, plus du tiers des demandes d’asile ont abouti à une décision Dublin. Le Conseil fédéral souligne que depuis 2008, la Suisse a pu transférer 17049 personnes vers un autre Etat Dublin, alors qu’elle en a pris en charge 2483.

On ne comprend donc pas quel est le jeu auquel se livre la Suisse, en choisissant de ne pas respecter les quelques avancées en terme de protection des droits fondamentaux prévues par Dublin III. Car ce bricolage concocté par le DFJP concerne des personnes qui non seulement n’ont commis aucun délit, mais viennent pour la plupart de pays tels que la Syrie, la Somalie, l’Afghanistan ou l’Erythrée pour trouver en Europe une protection.

Reste donc à voir la réaction de l’Union européenne. A Berne, Martin Reichlin, chef suppléant Information et communication, reste confiant: il serait selon lui «possible de faire une exception pour la Suisse». Pas sûr qu’à Bruxelles, cet optimisme soit partagé.

Nora Bernardi
Sophie Malka


Notes:

(1) Si un demandeur d’asile a traversé ou a été enregistré dans un Etat membre de l’espace Dublin, sa procédure d’asile relève alors du régime de Dublin: sa demande doit être examinée par l’Etat en question, sur le principe qu’un seul Etat est responsable de la demande.

(2) Communiqué de presse (07.03.14) et Rapport du Conseil fédéral en réponse au postulat Humbel 12.3250 du 15 mars 2012: « Le système Schengen/Dublin doit enfin fonctionner » (14.05.14).

(3) Cette disposition est prévue lorsque le candidat réfugié est en liberté. La transposer dans ce contexte de détention semble curieux.

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