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Notre regard

La Suisse et les renvois vers l’Italie: ce que dit vraiment Strasbourg

Le 4 novembre 2014, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) a rendu un jugement remarqué concernant une famille afghane de requérants d’asile avec six enfants qui contestait son renvoi vers l’Italie par la Suisse, en application des accords de Dublin [1]. Cette décision a en effet fait l’objet d’une intense couverture médiatique, avec les simplifications et erreurs qu’un sujet aussi complexe et sensible entraîne immanquablement. Le jugement a de plus immédiatement été instrumentalisé politiquement par la droite xénophobe suisse dans son combat contre le droit international des droits de l’homme. Il semble donc nécessaire de rappeler les conclusions, en fait limitées, de ce jugement en demi-teinte.

Défendue par le SAJE, un des six bureaux de conseil juridique de l’Entraide protestante suisse (EPER), la famille afghane a contesté sans succès auprès du Tribunal administratif fédéral (TAF) la décision de non-entrée en matière et de renvoi vers l’Italie rendue par l’Office des migrations (ODM) en application du règlement Dublin. Une requête a été déposée en mai 2012 auprès de la Cour, qui a transmis l’affaire à sa Grande Chambre en septembre 2013.

La requête demandait principalement à la Cour d’examiner deux griefs. Le premier portait sur les conditions d’hébergement des réfugiés en Italie: sont-elles graves au point de porter atteinte à la dignité de cette famille en cas de renvoi? S’appuyant sur de nombreux rapports, l’EPER a notamment rappelé des faits: 60’000 personnes relevant de l’asile en Italie mais moins de 10’000 places d’hébergement recensées dans le pays, difficiles d’accès et inadaptées aux familles. L’EPER concluait qu’un renvoi vers l’Italie violerait les articles 3 (interdiction des traitements inhumains) et 8 (protection de la vie privée et familiale) de la Convention.

Le deuxième grief portait sur l’insuffisance de la procédure d’asile Dublin menée par les autorités suisses, instruite selon l’EPER de façon sommaire, rapide et indifférenciée au point de priver la famille de son droit à un recours effectif. Retenant que la famille a été entendue, qu’elle a pu faire recours et que le TAF a tenu compte de sa situation dans ses décisions, la Cour n’a pas constaté de violation de la Convention par la Suisse sous l’angle de l’article 13 CEDH (droit à un recours effectif). Ce deuxième grief est même sèchement rejeté «pour défaut manifeste de fondement» (§132).

Que dit alors le jugement de la Cour du 4 novembre sur le premier grief, qui permettrait d’expliquer son écho? Après lecture, il semble que son succès médiatique tient surtout à des choses qui n’ont pas été dites par la Cour. Tout d’abord, et contrairement à ce qui a été répété, il ne condamne pas la Suisse. Le jugement conclut en effet, dans une inhabituelle et fort diplomatique formulation au conditionnel, «qu’il y aurait violation de l’article 3 de la Convention si les requérants devaient être renvoyés en Italie sans que les autorités suisses aient au préalable obtenu des autorités italiennes une garantie individuelle concernant, d’une part, une prise en charge adaptée à l’âge des enfants et, d’autre part, la préservation de l’unité familiale» (point 2 du dispositif).

Contrairement à ce qui a également été répété, le jugement de la Cour européenne n’équivaut pas à la mort des accords de Dublin. La Cour a certes reconnu, pour la première fois aussi clairement, la gravité des conditions d’hébergement en Italie. Elle n’en conclut pourtant pas que les renvois Dublin vers ce pays constituent nécessairement une violation de la Convention [2], constat qui aurait, lui, probablement porté un coup fatal à Dublin. Ceux-ci demeurent donc juridiquement possibles, sous condition certes, fait que l’ODM a dûment souligné [3].

La portée principale et précise du jugement tient donc dans ces conditions posées par la Cour à un renvoi vers l’Italie. Considérant l’application peu différenciée des accords de Dublin par la Suisse, cette exigence de garanties individualisées est bien sûr un signal positif à saluer, qui peut théoriquement atténuer le traitement «automatisé» des cas Dublin. Positif aussi le fait que la Cour ait fixé un niveau d’exigence élevé pour ces garanties, rejetant d’emblée comme insuffisamment détaillées et fiables [4] celles que l’Italie a pu fournir jusqu’ici.

Gare de Milan, lettera43.it
Gare de Milan. Photo: lettera43.it

L’importance réelle du jugement dépendra donc surtout de sa transcription dans la pratique. De la fin des renvois vers l’Italie, théoriquement possible si ce pays ne peut ou ne veut donner les garanties désormais requises, à la simple poursuite de la pratique actuelle, retardée par un échange d’écriture supplémentaire entre l’ODM et ses homologues italiens, son impact pratique demeure incertain. Ce deuxième scénario paraît hélas l’emporter pour l’instant puisque Suisse et Italie ont déclaré, le 27 novembre déjà, avoir trouvé un accord permettant de renvoyer les familles vers l’Italie tout en respectant les exigences nouvelles posées par Strasbourg.

On pressent les contradictions de cet accord général censé donner des garanties individuelles. Il appartiendra donc aux défenseurs de l’asile de s’assurer que l’exigence majeure rappelée au cœur du système Dublin soit enfin sérieusement prise en compte: le respect de la dignité d’une personne passe par la prise en compte de sa singularité. L’affaire n’est pas gagnée dans un pays où près d’une décision d’asile sur deux est une non-entrée en matière Dublin et qui est de loin le plus gros pourvoyeur européen de renvois vers l’Italie.

Philippe Bovey
EPER, Secrétaire romand


Notes:

(1) Affaire Tarakhel c. Suisse (Requête no 29217/12)

(2) «Si donc la structure et la situation générale du dispositif d’accueil en Italie ne sauraient constituer en soi un obstacle à tout renvoi de demandeurs d’asile vers ce pays, les données et informations exposées ci-dessus font toutefois naître de sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système. Il en résulte, aux yeux de la Cour, que l’on ne saurait écarter comme dénuée de fondement l’hypothèse d’un nombre significatif de demandeurs d’asile privés d’hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées dans des conditions de promiscuité, voire d’insalubrité ou de violence.» (§115)

(3) «La Cour européenne des droits de l’homme juge admissible le renvoi d’une famille afghane de huit membres en Italie, pays de premier asile selon le règlement Dublin» (communiqué de presse de l’Office fédéral de la justice, 4 novembre 2014). «[Question d’Anja Burri:] Le Danemark a annoncé qu’il ne renverrait plus de familles vers l’Italie. Et la Suisse? [Réponse de Mario Gattiker:] Nous lisons le jugement autrement. Si l’Italie garantit des conditions d’hébergement conformes aux droits de l’enfant, nous pouvons continuer à y renvoyer des familles» (Der Bund, 6 novembre 2014).
4 § 121.

Accord Suisse-Italie. La baguette magique de Gattiker

Scepticisme généralisé des organisation de défense des réfugiés suite à l’annonce par les autorités suisses, le 26 novembre, d’un accord passé avec l’Italie pour garantir l’hébergement des enfants et l’unité des familles renvoyées en vertu du Règlement Dublin. Accord permettant, selon les autorités, le renvoi de la famille Tarakhel.

«Il aura fallu un jugement de la Cour européenne des droits de l’homme pour qu’en deux heures de séance entre deux hauts fonctionnaires, on arrive à trouver une solution satisfaisante à un problème qui a inquiété l’Europe, la Suisse et d’innombrables ONG depuis plusieurs années !», ironisait Philippe Bovey, secrétaire romand de l’EPER sur les ondes de la RTS. Le directeur de l’ODM Mario Gattiker  et son homologue italien auraient ainsi réussi à créer des milliers de places d’accueil pour des familles en Italie en un temps record… Les mandataires de la famille Tarakhel n’ont pour l’heure pas eu accès aux fameuses garanties. Et c’est l’insuffisance de ces garanties, malgré laquelle d’innombrables décisions de renvoi ont été prononcées par la Suisse, qu’a relevée la Cour dans son jugement. Autrement dit, nombre de renvois de familles et de personnes vulnérables en demande de protection ont été effectués en possible violation des fameux articles 3 et 8 de la CEDH.

L’ODM va-t-il réexaminer ces cas? Les garanties individuelles touchant les familles renvoyées sous le sceau de Dublin seront-elles à l’avenir fournies aux mandataires? On ne manquera pas d’en reparler.

SMA

Voir aussi:

  • L’article de Cathryn Costello et Minos Mouzourakis, 2014, « Reflections on Reading Tarakhel« , publié dans Asiel & Migrantenrecht, n°10, pp.404-411.