Réfugiés | Ma traversée à moi
Les votations du 9 fevrier, un voyage en Inde (entre couleurs et détresse) et les premiers naufrages en Méditerranée ont réveillé ma responsabilité humaine. Après quelques mois de rencontres et de travail à Bevaix avec les réfugiés, je me suis rendu compte que les mots étaient nécessaires pour dépasser mes blessures personnelles. J’avais besoin d’écrire ma traversée à moi pour être bien avec l’autre.
Réfugiés Quand le corps a été battu quand le cœur a été enchainé, abimé, quand le mot liberté est étouffé, saccagé, les hommes quittent leur famille, leur patrie, ils s’arrachent à leur terre, à leurs racines, ils partent ils marchent ils marchent traversent les plaines gravissent les montagnes ils marchent ils marchent griffés par le froid écrasés par le soleil errance et liens téléphoniques hasard et confiance ils marchent, les pieds meurtris la faim au ventre la peur vrillée au corps. Les kilomètres parcourus, les frontières de l’Orient ouvertes et traversées, ils arrivent enfin à la mer. Ils payent, ils payent encore une petite place dans un bateau surchargé pour le trajet qu’ils croient être le dernier ; ils embarquent, ils ont payé payé pour leur liberté, pour un vivre mieux. Les passeurs abandonnent les payeurs confiants dans les barques sans capitaine. La mer porte, la mer déporte, dans la nuit, les rafales ballotent les coques trop pleines de ces marcheurs perdus. Ils chavirent, la mer les engloutit par centaines, par milliers. La mer vomit des cadavres sur la plage. Chez nous, les images passent en boucle sur les écrans, une voix uniforme commente ces crimes devenus faits divers quotidiens. Moi, je coule je coule je coule j’ai un trou en moi le souffle fuit. La mer est ensanglantée, Les frontières fermées de l’Occident font de la Méditerranée, « la Belle Bleue », un cimetière. Je tombe je tombe je coule à terre, je suis naufragée. Cette mer, lien de l’Europe, de l’Afrique, et de l’Asie, le point convergeant de trois continents est le tombeau de milliers d’hommes, pas un seul européen. Les rescapés accostent en Grèce ou en Italie. Ils se remettent à marcher, les barbelés les arrêtent, les retiennent. L’Europe se ferme, se hérisse, se barricade, elle déroule ses fils de fer, construit des murs de béton, arme ses douaniers, convoque même ses armées. L’Europe, seule, ferme ses frontières. Elle se cuirasse contre les arrivants, les exilés. Elle refoule elle refoule elle refoule, La Shoah est oubliée, l’Europe a perdu sa mémoire. En plus des frontières fermées, les refoulés font face à des barrières immatérielles, bien humaines : le refus de voir le monde au-delà de ses frontières, la peur de l’autre, le refus de partager. Je fais partie de cette Europe immature, infantile incapable de collaboration, vide sidéral. Je fais partie de ce pays, la Suisse, qui refuse d’ouvrir ses ambassades, qui a voté pour cette fermeture qui provoque marchandages humains et naufrages. Je fais partie de ce pays qui défait les structures d’accueil, oui, aujourd’hui, il perd son état de droit, il méprise l’homme en marche, il refuse le terme de réfugié aux arrivants pour en faire un statut, il tronque le langage pour ne pas culpabiliser, et voit l’arrivant comme une dépense. Le migrant, lui, ne s’arrête jamais, il marche sans fin de barbelés en barbelés, il devient clandestin. Personne n’accepte l’im-migrant, la Suisse a-t-elle oublié ses é-migrés partis pour fuir la faim. En taillant dans le mot, on ampute les personnes elles-mêmes. Par ce pays, moi aussi je me sens refoulée, je marche je tombe je suis refoulée je suis abandonnée. Visions de sang, d’eau, de pleurs et de hurlements … Je mets un rempart devant cette réalité insupportable : le vide de l’accueil. L’autre qui marche, qui souffre n’est pas vu, pas reconnu il est nié il est de trop trop t r o p, ce petit mot de quatre lettres qui sidère les politiques et les structures, le peuple et ses votations, qui glace de manière rampante le discernement de chacun. Je vis la part noire du mythe de la Suisse, terre d’accueil. L’exil : c’est l’abandon volontaire de la terre de ses pères, c’est quitter ceux qu’on aime pour affronter l’inconnu, avec un espoir fou, immense, peut-être démesuré, avec l’espoir de quitter les armes, la destruction, la torture avec l’espoir de vie, de travail, peut-être d’études. Sur ce chemin d’exil, la vie change, le voisin est nouveau, les étoiles dans le ciel ne sont plus les mêmes, quelle lumière guide l’exilé ? Il aimerait trouver un refuge (être réfugié) il voudrait se poser, se reposer. En Suisse, l’exil c’est le refoulement, la négation de celui qui marche en arrivant cabossé, l’enfermement dans les souterrains de guerre, la rupture des premiers liens qui se tissent en eux, c’est l’amputation du cœur. La Suisse s’exile de son humanité. Face aux images, aux nouvelles de mort dites sans émotion, aux discours menteurs, les mots aussi s’exilent, la violence entre en moi, ça bascule, ça se fragmente, je perds le sentiment de sécurité de mon pays. Silence, recherches, je dois retrouver mon pas, ma marche. Une émission de radio : un couple a ouvert sa maison aux réfugiés ; je ne comprends pas leur nom, recherches encore, je découvre Bevaix et son groupe de bénévoles. Le regard doré de Muriel, quelques mots pour dire qu’ils partent trois mois en laissant leur maison ouverte et moi, j’ai quelques secondes pour accepter des leçons de français. A Bevaix, dans la maison sans clé et sans ses propriétaires, les leçons de français s’organisent. Coup de sonnette, la porte s’ouvre, les réfugiés entrent, oui réfugiés car cette maison est un refuge, les pantoufles sont mises, ils passent le rideau et s’avancent la main tendue, ‘jour madame, ça va ? M’dame Jacqueline, tu vas bien ? Nathalie, aussi noiraude qu’eux, dit en farsi quelques mots de bienvenue. On va chercher des verres, un pot d’eau, on boit ensemble, brouhaha des retrouvailles de ceux descendus de Couvet, de Fontainemelon… Et la leçon commence. L’attention est grande, l’effort tangible une heure, deux heures, tous ces hommes unis dans l’apprentissage d’une langue, d’un alphabet étrangers, ensemble, on apprend. Ces hommes debout, droits, cachant leurs multiples blessures, ces hommes qui pourraient être mes fils, ne parlent pas de leur parcours, ils veulent apprendre le français, vite, ces hommes debout, dignes, nous disent merci avec tant de reconnaissance, de bienveillance que ce sont eux qui nous font généreux. Que d’émotion ! Auront-ils bientôt les mots pour dire leurs blessures leur errance, et depuis leur arrivée ici leur attente? Sans mots, ils sont enfermés dans leur rupture, leur fuite, leur blessure. A nous de leur offrir notre langage pour se reconstruire, à nous de les écouter, de partager leur pas chaotiques pour sauver leur vie, de les regarder, d’être ensemble pour vivre maintenant. La maison ouverte provoque des changements parmi les villageois: des bananes, du raisin, sont déposés derrière la porte, les photocopies sont offertes, un caddy plein est payé par une voisine. Quelques préjugés tombent, Le cœur se remet à battre… La maison ouverte déverrouille d’autres portes : bienveillance et générosité. Que c’est bon ! C’est la face lumineuse de cette histoire, notre histoire. Nous, habitants de la Terre, unis dans notre humanité, unis dans notre destinée d’amour, de vie et de mort, mais divisés par nos croyances de séparation, si nous rejetons les réfugiés, quelle partie de nous rejetons-nous ? si nous renvoyons, avec quelle efficacité, les réfugiés selon le traité de Dublin, quelle partie de nous abandonnons-nous ? si nous avons la haine contre les réfugiés, quelle partie de nous haïssons-nous ? réfugiés et nous, intimement réconciliés, c’est le même chemin. Réfugié, tu as fui, moi, j’ai enfoui. Résilience pour chacun. Jacqueline Meylan novembre 2016
Jacqueline Meylan est abonnée et membre de Vivre Ensemble. Elle nous a proposé ce texte.
Nous la remercions pour sa confiance.
Vivre Ensemble