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Notre regard

Réfugiés | Ma traversée à moi

Aujourd’hui je suis grand-mère, enseignante à la retraite. J’ai été sensibilisées aux problèmes humains des migrants dans les années 90, quand je tenais une classe d’accueil dans le Val de Travers et que je collaborais avec le centre de réfugiés de Couvet. Depuis quelques années, j’ai délaissé les problèmes scolaires pour gouter les joies d’être grand-mère et de découvrir l’écriture, la peinture, les collages dans un groupe de femmes. En 2015, j’ai publié un petit livre au Cadratin  : Kaboul-Vevey suite à la vision du film « Reel-unreel » de Francis Alÿs, lors de l’exposition « Images de Vevey ».

Les votations du 9 fevrier, un voyage en Inde (entre couleurs et détresse) et les premiers naufrages en Méditerranée ont réveillé ma responsabilité humaine. Après quelques mois de rencontres et de travail à Bevaix avec les réfugiés, je me suis rendu compte que les mots étaient nécessaires pour dépasser mes blessures personnelles. J’avais besoin d’écrire ma traversée à moi pour être bien avec l’autre.

Réfugiés

 

Quand le corps a été battu

quand le cœur a été enchainé, abimé,

quand le mot liberté est étouffé, saccagé,

les hommes quittent leur famille, leur patrie,

ils s’arrachent à leur terre, à leurs racines,

ils partent

ils marchent

ils marchent

traversent les plaines

gravissent les montagnes

ils marchent

ils marchent

griffés par le froid

écrasés par le soleil

errance et liens téléphoniques

hasard et confiance

ils marchent, les pieds meurtris

la faim au ventre

la peur vrillée au corps.

 

Les kilomètres parcourus,

les frontières de l’Orient ouvertes et traversées,

ils arrivent enfin à la mer.

Ils payent,

ils payent encore

une petite place dans un bateau surchargé

pour le trajet qu’ils croient être le dernier ;

ils embarquent,

ils ont payé

payé pour leur liberté,

pour un vivre mieux.

 

Les passeurs abandonnent les payeurs confiants

dans les barques sans capitaine.

La mer porte,

la mer déporte,

dans la nuit, les rafales ballotent les coques trop pleines

de ces marcheurs perdus.

Ils chavirent,

la mer les engloutit

par centaines, par milliers.

 

La mer vomit

des cadavres sur la plage.

 

Chez nous, les images passent en boucle sur les écrans,

une voix uniforme commente ces crimes

devenus faits divers quotidiens.

Moi, je coule

je coule

je coule

j’ai un trou en moi

le souffle fuit.

La mer est ensanglantée,

Les frontières fermées de l’Occident font de la Méditerranée, « la Belle Bleue »,

un cimetière.

Je tombe

je tombe

je coule

à terre, je suis naufragée.

Cette mer, lien de l’Europe, de l’Afrique, et de l’Asie,

le point convergeant de trois continents

est le tombeau de milliers d’hommes,

pas un seul européen.

 

Les rescapés accostent en Grèce ou en Italie.

Ils se remettent à marcher,

les barbelés les arrêtent, les retiennent.

L’Europe se ferme, se hérisse, se barricade,

elle déroule ses fils de fer,

construit des murs de béton,

arme ses douaniers,

convoque même ses armées.

L’Europe, seule, ferme ses frontières.

Elle se cuirasse contre les arrivants, les exilés.

Elle refoule

elle refoule

elle refoule,

La Shoah est oubliée,

l’Europe a perdu sa mémoire.

En plus des frontières fermées,

les refoulés font face à des barrières immatérielles, bien humaines :

le refus de voir le monde au-delà de ses frontières,

la peur de l’autre,

le refus de partager.

 

Je fais partie de cette Europe

immature, infantile

incapable de collaboration,

vide sidéral.

 

Je fais partie de ce pays, la Suisse,

qui refuse d’ouvrir ses ambassades,

qui a voté pour cette fermeture

qui provoque marchandages humains et naufrages.

Je fais partie de ce pays qui défait les structures d’accueil,

oui, aujourd’hui,

il perd son état de droit,

il méprise l’homme en marche,

il refuse le terme de réfugié aux arrivants pour en faire un statut,

il tronque le langage pour ne pas culpabiliser,

et voit l’arrivant comme une dépense.

 

Le migrant, lui,

ne s’arrête jamais,

il marche sans fin de barbelés en barbelés,

il devient clandestin.

Personne n’accepte l’im-migrant,

la Suisse a-t-elle oublié ses é-migrés

partis pour fuir la faim.

En taillant dans le mot,

on ampute les personnes elles-mêmes.

 

Par ce pays, moi aussi

je me sens refoulée,

je marche

je tombe

je suis refoulée

je suis abandonnée.

 

Visions de sang, d’eau, de pleurs et de hurlements …

Je mets un rempart

devant cette réalité insupportable :

le vide de l’accueil.

L’autre qui marche, qui souffre n’est pas vu, pas reconnu

il est nié

il est de trop

trop

t  r  o  p,

ce petit mot de quatre lettres

qui sidère les politiques et les structures, le peuple et ses votations,

qui glace de manière rampante le discernement de chacun.

Je vis la part noire du mythe de la Suisse, terre d’accueil.

 

L’exil :

c’est l’abandon volontaire de la terre de ses pères,

c’est quitter ceux qu’on aime

pour affronter l’inconnu,

avec un espoir fou, immense, peut-être démesuré,

avec l’espoir de quitter les armes, la destruction, la torture

avec l’espoir de vie, de travail, peut-être d’études.

 

Sur ce chemin d’exil,

la vie change,

le voisin est nouveau,

les étoiles dans le ciel ne sont plus les mêmes,

quelle lumière guide l’exilé ?

Il aimerait trouver un refuge (être réfugié)

il voudrait se poser,

se reposer.

 

En Suisse, l’exil

c’est le refoulement,

la négation de celui qui marche en arrivant cabossé,

l’enfermement dans les souterrains de guerre,

la rupture des premiers liens qui se tissent en eux,

c’est l’amputation du cœur.

La Suisse s’exile de son humanité.

 

Face aux images, aux nouvelles de mort dites sans émotion,

aux discours menteurs, les mots aussi s’exilent,

la violence entre en moi,

ça bascule,

ça se fragmente,

je perds le sentiment de sécurité de mon pays.

 

Silence, recherches,

je dois retrouver mon pas, ma marche.

Une émission de radio : un couple a ouvert sa maison aux réfugiés ;

je ne comprends pas leur nom,

recherches encore,

je découvre Bevaix et son groupe de bénévoles.

 

Le regard doré de Muriel,

quelques mots pour dire qu’ils partent trois mois en laissant leur maison ouverte

et moi, j’ai quelques secondes pour accepter des leçons de français.

 

A Bevaix, dans la maison sans clé et sans ses propriétaires,

les leçons de français s’organisent.

 

Coup de sonnette, la porte s’ouvre,

les réfugiés entrent, oui réfugiés car cette maison est un refuge,

les pantoufles sont mises,

ils passent le rideau et

s’avancent la main tendue,

‘jour madame, ça va ? M’dame Jacqueline, tu vas bien ?

Nathalie, aussi noiraude qu’eux, dit en farsi quelques mots de bienvenue.

On va chercher des verres, un pot d’eau,

on boit

ensemble,

brouhaha des retrouvailles de ceux descendus de Couvet, de Fontainemelon…

Et la leçon commence.

L’attention est grande,

l’effort tangible

une heure,

deux heures,

tous ces hommes unis dans l’apprentissage d’une langue, d’un alphabet étrangers,

ensemble, on apprend.

Ces hommes

debout, droits,

cachant leurs multiples blessures,

ces hommes qui pourraient être mes fils,

ne parlent pas de leur parcours,

ils veulent apprendre le français,

vite,

ces hommes

debout, dignes,

nous disent merci

avec tant de reconnaissance, de bienveillance

que ce sont eux qui nous font généreux.

Que d’émotion !

 

Auront-ils bientôt les mots

pour dire leurs blessures

leur errance,

et depuis leur arrivée ici

leur attente?

Sans mots, ils sont enfermés dans leur rupture, leur fuite, leur blessure.

A nous de leur offrir notre langage pour se reconstruire,

à nous de les écouter, de partager leur pas chaotiques pour sauver leur vie,

de les regarder,

d’être ensemble pour vivre maintenant.

 

La maison ouverte provoque des changements parmi les villageois:

des bananes, du raisin, sont déposés derrière la porte,

les photocopies sont offertes,

un caddy plein est payé par une voisine.

Quelques préjugés tombent,

Le cœur se remet à battre…

La maison ouverte déverrouille d’autres portes :

bienveillance et générosité.

 

Que c’est bon !

C’est la face lumineuse de cette histoire, notre histoire.

 

Nous, habitants de la Terre,

unis dans notre humanité,

unis dans notre destinée d’amour, de vie et de mort,

mais divisés par nos croyances de séparation,

si nous rejetons les réfugiés,

quelle partie de nous rejetons-nous ?

si nous renvoyons, avec quelle efficacité,

les réfugiés selon le traité de Dublin,

quelle partie de nous abandonnons-nous ?

si nous avons la haine contre les réfugiés,

quelle partie de nous haïssons-nous ?

réfugiés et nous, intimement réconciliés,

c’est le même chemin.

Réfugié, tu as fui,

moi, j’ai enfoui.

Résilience pour chacun.

Jacqueline Meylan

novembre 2016

Jacqueline Meylan est abonnée et membre de Vivre Ensemble. Elle nous a proposé ce texte.
Nous la remercions pour sa confiance.

Vivre Ensemble