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Notre regard

Renvoi | Expulsions forcées: Quand la Suisse se fait tancer…

En février 2001, une délégation du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a effectué une visite en Suisse. Il s’est notamment intéressé aux détentions à l’aéroport de Kloten, survenant dans le cadre de la législation sur les étrangers ou sur les réfugiés, et surtout sur la manière dont les expulsions forcées ont été exécutées. Il en est résulté un rapport assez critique. Le CPT distingue trois catégories de personnes susceptibles d’être détenues à l’aéroport. Tout d’abord, les «étrangers indésirables», à qui l’entrée en Suisse est refusée et qui sont retenues dans l’attente de leur rapatriement. Ensuite, les demandeurs d’asile qui restent en zone de transit en attendant de recevoir une autorisation d’entrée. Enfin, les personnes détenues en vue de leur refoulement.

Rapport critique

Les conditions de détention ont été considérées comme globalement satisfaisantes, à la notable exception du Centre d’hébergement provisoire pour requérants d’asile. Deux pièces contenant uniquement des lits superposés ou des matelas à même le sol, sans accès à la lumière naturelle, dotées d’un éclairage insuffisant, sales, malodorantes, mal aérées, sans équipement pour les bébés, sans jouets ni jeux… La situation était tellement choquante que le CPT a demandé par la voie urgente que ce centre soit fermé. Le gouvernement suisse s’est exécuté derechef, ouvrant un nouveau lieu d’hébergement en mai 2001.

Absence de base juridique claire

Par contre, le CPT exprime de sérieuses préoccupations s’agissant de certains aspects formels, ainsi que du déroulement des expulsions. Ainsi, le rapport signale que les étrangers considérés comme indésirables ne reçoivent aucune décision écrite.

Il n’existe pas non plus de voie de recours. En l’absence de base juridique claire, les garanties fondamentales qui devraient être offertes à toute personne privée de liberté n’existent pas dans ces situations: pas d’information sur les droits dans une langue compréhensible, pas d’accès à un avocat ou à un médecin… Quant aux requérants d’asile, le CPT déplore qu’ils n’aient pas accès facilement à une assistance juridique durant toute la procédure, et qu’ils ne reçoivent pas systématiquement une visite médicale.

Quatre niveaux de sécurité

Les critiques les plus sévères concernent l’exécution forcée des renvois par la voie aérienne. C’est tout d’abord le constat que les politiques cantonales sont extrêmement variées. C’est ensuite l’analyse des directives zurichoises, qui définit quatre niveaux de sécurité. Le niveau 3 autorise le menottage renforcé (chevilles et poignets), le transport à l’avion en chaise roulante, l’interdiction d’accéder aux toilettes pendant le vol et l’application de couches culotte pour adulte dans tous les cas, la fixation du menton pour empêcher les cris tout en permettant la respiration, l’application de sparadrap sur la bouche en dernier recours. Le niveau 4 consiste dans l’affrètement de vols spéciaux, les personnes expulsées subissant «seulement» un menottage renforcé.

Pour le CPT, ces expulsions de niveaux 3 et 4 «présentent un risque manifeste de traitement inhumain ou dégradant. Ce risque couvre aussi bien la phase préparatoire au rapatriement que la phase de vol proprement dit». L’autorisation d’appliquer un sparadrap sur la bouche est considérée comme grave, vu le caractère dangereux du bâillon.

Des procédés iniques

Le rapport fustige encore le fait que, dans certains cas «difficiles», les candidats à l’expulsion sont tenus dans l’ignorance la plus totale de la date du départ, ce qui génère des états d’angoisse se transformant en violentes crises d’agitation. Par ailleurs, il n’est pas admissible pour le CPT que les policiers soient autorisés à porter un masque au moment d’extraire les personnes de leur cellule pour les amener à l’avion.

Une réponse cynique

Le Conseil fédéral a eu l’occasion de répondre à ces différents griefs, son rapport étant également accessible. Tout en indiquant au passage que sept procédures pénales sont en cours à la suite de plaintes pour mauvais traitements contre des policiers, il justifie la plupart des mesures critiquées au nom de la protection… de la santé des candidats à l’expulsion. En fait, il contourne les critiques visant les expulsions de niveau 3 en précisant que désormais, seul le niveau 4 est appliqué aux «cas difficiles». Autrement dit, dans ces situations, on affrète des vols charters spéciaux fort coûteux. Plus besoin alors d’empêcher les personnes de crier, «d’une part parce que les personnes devant être rapatriées par vol spécial sont, dans une large mesure, calmes et que, d’autre part, il n’y a pas d’autres passagers à bord susceptibles d’être importunés»…

Assistance juridique limitée

Le gouvernement ne montre pas plus de sensibilité concernant l’assistance juridique aux requérants d’asile en zone de transit. Depuis mai 2001, soit après la visite du CPT, le canton de Zurich a conclu un contrat de prestation avec la Croix-Rouge Suisse, qui est autorisée à donner des conseils juridiques. Dès lors, dit le Conseil fédéral, «aucun organisme caritatif n’est nécessaire ou souhaité dans la zone de transit. L’assistance par un conseil juridique est assurée de manière suffisante». On lit pourtant un peu plus loin que les représentants de la Croix-Rouge sont tenus de donner des renseignements… neutres; ce n’est qu’en dernière instance que les personnes sont, cas échéant, orientées vers des avocats qualifiés. Etrange conception des droits de la défense !

Aspect médical négligé

Il en va de même pour la visite médicale: les requérants d’asile n’ont qu’à demander. Une visite systématique est exclue, puisqu’elle aura lieu… plus tard, lorsque les personnes auront été autorisées à entrer en Suisse. Les autres n’ont qu’à être en bonne santé! Pas question non plus d’assurer la distribution de médicaments uniquement par du personnel médical formé: «il en résulterait une charge supplémentaire difficile à supporter», dixit le Conseil fédéral.

Un no man’s land

Il faut noter que les critiques du CPT rejoignent certaines réflexions faites par un groupe de projet nommé «Passagers 2», créé d’entente entre cantons et Confédération. Un rapport intermédiaire a été établi en septembre 2001, préconisant notamment des cours de formation pour les policiers chargés des expulsions. Mais surtout, nos autorités se sont rendues à l’évidence: les moyens de contrainte utilisés contre les personnes opposant une résistance physique à leur rapatriement, tels que le menottage des pieds et des mains ou l’administration de sédatifs par un médecin, sont des atteintes graves à la liberté personnelle qui doivent être fondées sur une base légale expresse. En disant cela, le groupe de projet montre que depuis des années, les expulsions forcées se déroulent dans un no man’s land juridique permettant tous les dérapages, ce d’autant plus que les policiers qui les mettent en œuvre ne bénéficient pas de formation spécifique.

Droits bafoués

Si le travail du CPT est fort salutaire, amenant à la connaissance générale ce que de petits groupes de militants dénonçaient, les critiques de ce dernier n’amènent finalement qu’une réponse totalement cynique: la Suisse éloignera les personnes expulsées des regards gênants, et continuera à ne pas s’interroger sur les raisons qui poussent des êtres humains à adopter des attitudes aussi désespérées. Les droits de certaines catégories de personnes, qui ne méritent ni information, ni défense juridique, ni encadrement médical dignes de ce nom, continueront à ne pas être reconnus.

Au bout de la logique des mesures de contrainte, il y a la négation de toute subjectivité. C’est contre cela que la lutte est plus que jamais nécessaire.