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Notre regard

Assistance | Requérants d’asile au volant. Solidarité pénalisée

En 1998, le canton de Soleure a effectué quelques remaniements des ordonnances d’application de sa «Loi sur l’aide sociale (Sozialhilfegesetz)»: la débâcle de la banque cantonale ayant grevé le budget cantonal, le Conseil d’Etat a cherché à boucher les trous en proposant quelques économies. C’est dans ce contexte que les barèmes d’assistance sociale en vigueur [ceux élaborés par la CSIAS (Conférence suisse des institutions d’action sociale)] furent baissés de 10% pour toutes les catégories de personnes. Dans la foulée, l’ordonnance d’application concernant «la possession et l’utilisation» d’une voiture par des personnes assistées fut modifiée. La nouvelle mouture de l’ordonnance assimile le fait de posséder une voiture à celui d’utiliser un véhicule appartenant à des tiers, autorisant dans les deux cas une réduction des montants d’aide sociale calculée sur la valeur estimée du véhicule (valeur fiscale + coûts d’usage).

Dans les faits, en cas de simple utilisation d’une voiture, les communes n’ont guère appliqué cette ordonnance, à quelques exceptions près: lorsque les «utilisateurs» sont des requérants d’asile ou des personnes au bénéfice d’une admission provisoire. En mars 1999, la commission sociale du petit village rural de S, avertit par lettre recommandée Monsieur T., requérant d’asile kosovar domicilié avec sa famille à S. depuis 1992 «qu’il doit adopter un comportement économiquement responsable», l’informant que «la commission a remarqué depuis quelque temps que la famille utilise un véhicule pour se déplacer et que celui qui touche l’aide sociale n’a pas le droit de conduire un véhicule». La commission sociale l’informe en outre «qu’elle s’en tient à la loi, stipulant que si une voiture est mise à disposition par des amis ou des parents, la valeur estimée du véhicule doit être soustraite du montant d’assistance mensuel alloué».

Amélioration des conditions de vie

La famille (de cinq personnes) est consternée. L’utilisation de la voiture d’occasion, mise à leur disposition par des cousins permis C établis depuis une trentaine d’année au Tessin, signifie pour eux une amélioration de leurs conditions de vie qui sont difficiles. La famille est isolée, logée dans une vieille ferme vétuste à l’écart du village, qui en outre, ne possède pas de magasins bon marché (Denner, Coop ou Migros). Les deux enfants souffrent depuis leur arrivée d’asthme chronique, que le médecin traitant met sur le compte de l’état insalubre de la ferme, humide et mal chauffée. Leur état de santé nécessite de fréquentes consultations chez un spécialiste à l’hôpital de A., situé à trente kilomètres du domicile. Les transports publics sont chers et pèsent sur le budget de 1’839 fr. que cette famille reçoit pour son entretien.

Tout est en règle

Monsieur T ne peut pas travailler, à cause d’une interdiction de travail illimitée dans le temps concernant les requérants d’asile et les personnes admises provisoirement, basée sur une directive cantonale datant de 1992, renouvelée en 1997. (Elle sera assouplie en décembre 1999). Madame T, ne voyant pas d’issue à cette situation, souffre de dépression. Pour venir en aide à la famille T. les cousins tessinois avaient acheté une voiture d’occasion et l’avaient mise à la disposition de la famille, s’engageant à en assumer tous les frais, y compris les frais d’essence, certificat notarial à l’appui. Les cousins informent la commune des faits, le notaire certifie que la voiture prêtée n’occasionne aucuns frais à la famille T, au contraire.

La commune s’obstine

Rien n’y fait. La commune campe sur ses positions et réduit le montant d’assistance mensuel de 300 fr. estimant «la valeur de la voiture utilisée à 300 fr.». La famille serre les dents et accepte la décision de la commune. Mais la commission sociale, irritée par ce comportement «récalcitrant», n’en reste pas là et décide quelques mois plus tard «de fixer les coûts de la voiture, selon les directives cantonales, à 500 fr. par mois». La famille n’arrivant plus à assurer son entretien avec un montant d’assistance mensuel s’élevant désormais à 1’339 fr. par mois, nous prie de déposer en son nom un recours auprès des instances cantonales responsables.

Nous informons la commune de notre intention de recourir, la rendant attentive au fait que la voiture en question (une Opel, mise en circulation en 1986) n’a jamais fait l’objet d’une estimation, et qu’il sera difficile de justifier juridiquement l’augmentation soudaine de la valeur fiscale de la voiture, passant en quelques mois de 300 à 500 fr. La menace de recours imminent suffit à pousser la commission sociale à faire marche arrière. Et depuis lors, la famille T. touche à nouveau le montant d’aide sociale initial, sans qu’aucune décision écrite et formelle n’ait été prise à ce sujet et bien qu’elle utilise toujours la voiture des cousins…

Le cas n’est pas isolé

En août 2002, nous avons fait recours contre une décision semblable prise par la commune soleuroise de D., et basée sur la même ordonnance, qui cette fois concerne une famille de Roms, domiciliée dans cette commune. Cette famille de dix personnes se voit retirer le tiers de son montant mensuel d’assistance, soit 1’000 fr. (sur un montant total de 2’987 fr.) parce que le père de famille «a été vu à plusieurs reprises au volant de voitures différentes ce qui a provoqué des réclamations de la part de la population». Il est donc sommé «de s’en tenir aux lois et de renoncer à conduire une voiture».

Une plainte est déposée

Or, Monsieur A. n’a pas la chance de pouvoir disposer régulièrement d’une une voiture mise à sa disposition par des tiers, par contre il est régulièrement au volant de celles de ses amis et parents quand ceux-ci sont en visite. Ancien chauffeur de poids lourd, monsieur A., en possession d’un permis de circulation valable, dit avoir beaucoup de visites et apprécier «le fait de pouvoir souvent conduire, pour ne pas perdre la main». L’histoire prend des allures rocambolesques. La commune refuse de respecter l’effet suspensif du recours déposé et effectue immédiatement la réduction d’assistance. Nous déposons donc, parallèlement à la procédure en cours, une plainte administrative contre la commune auprès de l’instance de surveillance responsable, soit le Département de l’Intérieur. Qui somme la commune de suspendre la réduction tant qu’un jugement n’est pas prononcé, la rendant attentive au fait que les mesures prises sont illégales.

La commune persiste et rétorque, par écrit «qu’elle en a conscience, mais qu’elle maintient la réduction de 1’000 fr., car celle-ci lui a été proposée par l’autorité cantonale compétente, précisément par « le coordinateur du secteur asile » Monsieur F.» Or, ce secteur administratif est ancré dans le Département de l’Intérieur, et son responsable, Monsieur F. est, selon le système juridique en vigueur dans le canton de Soleure, officiellement habilité à juger le recours que nous avons déposé.

Juge et… partie!

Rien d’étonnant donc à ce que le Département de l’intérieur (représenté par Monsieur F) rejette notre recours, faisant cependant une concession sur le montant de 1’000 fr. «en effet un peu élevé», il ordonne «une baisse de la réduction mensuelle à 650 fr.». Car, bien qu’il y ait certaines difficultés quant au processus d’estimation du véhicule (rappelons qu’il s’agit des différents véhicules appartenant aux amis et parents de la famille A.), le calcul est, selon le libellé de la décision «difficile, mais néanmoins possible: 500 fr. représentant, selon les normes reconnues, les coûts estimés pour l’entretien d’une voiture de classe moyenne». Les 150 fr. restant sont prélevés «parce qu’un des fils conduit aussi une mobylette». La mobylette d’occasion (d’une valeur de 300 fr.) appartient à V. le fils aîné. Il s’agit d’un cadeau d’anniversaire, offert à V. par sa grand-mère maternelle pour ses dix-huit ans.

En résumé: la même personne – le coordinateur du secteur de l’asile – qui a conseillé à la commune une réduction mensuelle de 1’000 fr. sur le montant d’assistance alloué à la famille A., trouve, un mois plus tard ce «montant un peu élevé» ! L’arbitraire de la décision est flagrant et l’incohérence de l’autorité responsable évidente: nous avons donc déposé un recours contre la dernière décision du Département de l’intérieur auprès du tribunal administratif. S’il le faut, nous irons jusqu’au Tribunal Fédéral.

Un brin d’espoir

Mais ceci ne sera peut-être pas nécessaire. Nous venons d’obtenir une décision positive pour un recours déposé il y a quelques mois auprès de la Préfecture du district bernois de N., contre une décision de la commission sociale d’une commune de ce district. Cette dernière avait réduit les montants d’assistance d’une famille de requérants d’asile de six personnes parce que le fils aîné, N., se servait fréquemment de la voiture d’une cousine, matériellement à l’aise et au bénéfice d’un permis C, que celle-ci mettait régulièrement à la disposition de la famille de N. pour lui rendre service. La commune se vit sommée en première instance par le préfet de rembourser immédiatement les montants prélevés injustement.

Un arbitraire «légal»

Le préfet faisait remarquer, dans sa décision que «pénaliser des personnes en raison d’une aide offerte gratuitement par des tiers – amis ou parents – n’avait aucun fondement juridique et n’était acceptable en aucun cas». Il est vrai que la décision de la commune bernoise ne reposait sur aucune base juridique légale, alors que celles des communes soleuroises incriminées sont le résultat d’interprétations arbitraires d’une ordonnance d’application de la Loi cantonale sur l’aide sociale, au contenu lui aussi arbitraire et discriminatoire, mais formellement «légal» puisque inscrit dans une «loi»…