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Notre regard

Publication | « Histoires de papiers ». Parce que tout le monde cherche la vie

Nous publions ci-dessous la préface du livre Histoires de vie, histoires de papiers (1), qui réunit des témoignages de jeunes sans-papiers. Elle ne peut que nous inciter à le lire. (Réd.)

Mes parents ont fait l’expérience de ce que c’est que de vivre, de survivre plutôt, dans un pays occupé par une puissance ennemie. Je veux dire: ils ont fait l’expérience de la quotidienneté difficile, douloureuse, hasardeuse, de gens devenus étrangers dans leur propre pays. Ce qu’il est permis de faire et ce qui n’est pas permis; ce qu’il faut éviter de dire, de regarder ou d’être pour ne pas avoir d’ennuis; ce qu’il faut adopter comme attitude dans des moments délicats, comme celui d’une rafle en pleine rue dont on est involontairement témoin

Ils ont fait l’expérience de la toute-puissance du moindre représentant de l’occupant, de son pouvoir absolu qui peut faire basculer votre vie, en une seconde, et vous conduire à l’arrestation, la déportation et la mort. Ils ont vécu l’arbitraire et sa violence sourde, permanente, détestable. Ils ont vécu la peur diffuse et constante, celle qui nimbe tous vos faits et gestes, vos jours et vos nuits.

Cette expérience parentale m’a été transmise plus tard, au cours de mon enfance, puis de ma jeunesse mais seulement par petites touches, avec de la gêne à la dire, presque de la honte. Avec ce sentiment étrange que le fait même d’en reparler était non seulement rouvrir des plaies douloureuses, mais pouvait permettre le retour du cauchemar à sa seule évocation, alors que la guerre était finie depuis quelques années.

Je suis né après la guerre. Je n’ai donc pas vécu cette expérience. Mais son récit est constitutif de ma culture, de mes repères, de mes choix, de mon refus absolu de l’injustice et de l’oppression.

Voilà pourquoi ce livre est bouleversant. Les histoires de vie qu’il présente se passent à Genève, maintenant, chez nous, devant nous. La Suisse n’est pas en guerre, elle n’est pas occupée et il n’y a pas d’hommes en noir assis dans d’inquiétantes voitures banalisées sur votre chemin. Pourtant, la lecture de ces histoires de vie m’a replongé dans le souvenir de l’expérience de mes parents. Les Sans-papiers ont une vie qui ressemble étrangement à celle qu’ils ont vécue sous l’occupation.

C’est cela, l’intolérable. Dans un pays démocratique, réputé fondé sur le droit, et où effectivement, malgré toutes les limites et les déficits qu’on leur connaît, il y a une démocratie et des droits, les Sans-papiers sont condamnés à vivre une vie de caméléons, longeant les murs, ne faisant pas de bruit, adoptant les comportements de survie qui permettront d’éviter l’irréparable. Les Sans-papiers ont l’obligation de vivre le plus normalement possible une situation totalement anormale.

Les enfants des Sans-papiers mûrissent trop vite à devoir comprendre et assumer cette «normalité anormale». Faire comme tout le monde, être comme les autres et, à tout moment, abruptement, se rappeler que c’est tout le contraire: la course d’école en France, elle n’est pas possible pour eux, n’est-ce pas. Pas plus que l’invitation du copain à faire une virée derrière le Salève. Faire des efforts inouïs dans sa scolarité obligatoire pour réussir le mieux possible et finir dans une impasse, car l’absence de titre de séjour ferme tout accès à une formation professionnelle ou supérieure.

Ces histoires de vie disent la violence de l’Etat, l’iniquité d’une situation humaine et sociale, connue mais niée par les autorités, l’exploitation éhontée de ces «ganz unten» dans les entreprises de ce pays, le scandale de la spoliation des droits fondamentaux de la personne humaine. Mais ces histoires de vie disent aussi la force et la beauté des rencontres, des solidarités, des espoirs. Elles motivent le combat de celles et ceux qui croient que la Terre est aux Terriens et que la libre circulation des personnes est plus importante que cette drôle de liberté de riche que constitue la libre circulation des marchandises et des capitaux.

Ce livre est utile, nécessaire, résistant. Il fonde la revendication du droit à la formation, du droit à la dignité, du droit d’avoir des droits. Et, dans sa trame même, il tisse le fil conducteur de notre commune condition humaine, celle de se relever, de se mettre en route, de croire à un futur meilleur et de penser, fort au fond de soi, qu’un autre monde est possible «parce que tout le monde cherche la vie» (2).

Bruno Clément
journaliste et syndicaliste


Notes:

(1) Laetitia Carreras et Christiane Perregaux, Centre de Contact Suisses-Immigrés (Genève), Editions d’en bas, 2002.

(2) Parole de Jackeline