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Notre regard

Proposition britannique concernant l’asile | L’externalisation des procédures

Il est des réalités qu’il est nécessaire de rappeler: seule une toute petite minorité des réfugiés viennent demander asile en Europe. Pourtant, une idée pernicieuse s’y installe: il serait urgent de faire diminuer le nombre de demandeurs d’asile. Et pour ce-la, la solution se trouverait dans l’externalisation des procédures de premier accueil et de détermination du statut, hors de nos territoires!

Tel est le sens des propositions faites par le gouvernement britannique lors du Conseil européen Justice et Affaires Intérieures (JAI) de mars dernier à Veria (Grèce). Il s’agirait de créer des zones régionales de protection au plus près des régions de conflit, permettant un accueil massif et temporaire de réfugiés. Parallèlement, des centres d’instruction des demandes d’asile seraient établis sur les routes de transit vers l’Europe.

Renvois systématiques

C’est sur ce deuxième aspect que s’est principalement cristallisée l’attention. En effet, les mécanismes extérieurs envisagés jusque là, complémentaires aux procédures nationales, concernaient les demandeurs d’asile se trouvant hors de l’Union européenne (UE). Or, on parle désormais de renvoyer systématiquement tous ceux qui auraient réussi à atteindre le territoire de l’UE, vers des centres extérieurs où ils seraient détenus jusqu’à décision sur leur statut.

Un système de gestion régionale des flux migratoires pourrait alors être mis en œuvre: les personnes se voyant reconnaître le statut de réfugié seraient autorisées à revenir eu Europe, mais selon des critères de répartition entre les Etats membres. Les autres seraient soit renvoyées dans leur pays d’origine, soit envoyées dans les zones de protection régionales. Le corollaire de ces deux aspects est le renforcement de l’aide au développement et celui des accords de réadmission avec les pays d’origine.

Propositions jugées «intéressantes»

Les réactions aux propositions britanniques ne se sont pas fait attendre: à l’exception des organisations non gouvernementales, de l’Allemagne et de la Suède, tous ont jugé «intéressantes» les idées avancées. Le Haut commissariat aux réfugiés (HCR) (qui y voit un lien avec son projet de «Convention Plus») et la Commission européenne y ont apporté leur caution, avec quelques aménagements. Ces centres devraient être situés sur le territoire de l’UE (sur la frontière extérieure, c’est-à-dire sur le territoire des nouveaux Etats membres). Ils ne devraient dans un premier temps concerner que les demandeurs d’asile de «pays d’origine sûrs» (une liste qui s’allonge sans cesse). Enfin, ces centres devraient être considérés comme appartenant à des procédures complémentaires aux procédures nationales.

Devant les protestations des organisations non gouvernementales et l’impossibilité d’obtenir un consensus des Etats membres, le gouvernement britannique a annoncé le 16 juin qu’il abandonnait l’idée des centres d’instruction. Les énormes difficultés pratiques, financières et légales que poserait leur mise en place ne sont sans doute pas étrangères à cette décision. Pourtant, il serait faux de croire que le projet est abandonné.

La graine est plantée

En effet, le sujet a bien été discuté au Sommet européen de Thessalonique des 19 et 20 juin derniers. Il en ressort que si les propositions britanniques sont considérées comme «suspendues», l’idée en soi n’est pas écartée. On fait référence ici aux projets du HCR et de la Commission, qui l’intègrent. En outre, le feu vert est donné aux Etats membres souhaitant mener leurs propres expérimentations en la matière. La presse britannique a fait état récemment de la construction d’un centre fermé en Croatie destiné aux demandeurs d’asile en provenance des pays de l’est de l’Europe refoulés du Royaume Uni et, à la fin de l’année 2002, le Gouvernement britannique a menacé de dénoncer la Convention de Genève.

Un dangereux précédent

C’est pourquoi il importe de se mobiliser dès à présent contre le principe même de ce qui a été proposé. En effet, un dangereux précédent est posé, bien loin du nécessaire partage des responsabilités. Il serait parfaitement légitime pour l’Europe des quinze de renvoyer l’étude des demandes d’asile vers les pays plus pauvres, pour n’accepter ensuite de recevoir sur son sol que quelques réfugiés dûment sélectionnés. Or, la protection ne saurait s’exprimer en quotas.

Un ancien projet

Pourtant en 1994, les consultations intergouvernementales au sein de l’UE avaient déjà jugé que de telles solutions d’externalisation étaient «impossibles à réaliser et ne [méritaient] aucune recherche complémentaire». En effet, un tel système serait incapable de produire les effets annoncés: les retours des demandeurs déboutés vers leur pays d’origine ne seraient en rien facilités; le recours aux passeurs ne cesserait pas, et la clandestinité serait en fait accrue. Pour traiter les demandes «manifestement infondées», des procédures prioritaires existent déjà au niveau de chaque Etat.

Loin des yeux, loin du cœur

Quelle différence donc entre ces propositions et les systèmes actuels, sinon que les choses se passeront hors de nos territoires et loin de nos opinions publiques? Car là est le but véritable de ces propositions: ne plus voir les réfugiés, hormis les rares qui se verront autoriser à revenir en Europe. On nous dit que ce n’est qu’ainsi que les réfugiés pourront être acceptés et s’intégrer durablement. Mais on ne combat pas l’intolérance en en faisant disparaître les victimes!

Bien au contraire, il résultera de ces discours le renforcement de l’idée selon laquelle «ces gens-là» n’ont aucun droit à être là… S’abritant derrière des arguments qui ne résistent pas à l’analyse, les Etats membres y voient en fait un moyen de s’exonérer des responsabilités et obligations qui leur incombent en vertu de la Convention de Genève. Mais à quel prix?

Droits bafoués

Pour être gérable, ce système devra immanquablement enfreindre un nombre considérable de droits: le renvoi systématique vers ces centres de transit reviendra à pénaliser l’entrée des demandeurs d’asile sur un territoire. Le simple fait de solliciter l’asile sera ainsi punissable! Les renvois ne pourront être réalisés qu’au moyen d’arrestations: la détention, sanction grave, pourra être décidée pour de simples raisons de convenance administrative, en l’absence de tout délit et au simple motif de l’appartenance à un groupe donné. Quelles seront les garanties de procédure et de protection dans ces centres? L’obligation de non refoulement sera-t-elle respectée?

Un moment clé

Treize ans après la chute du Mur et la disparition du cadre géopolitique qui autorisait une lecture relativement claire des conditions d’application de la Convention de Genève, l’asile en Europe et ailleurs se trouve à la croisée des chemins. Dans un contexte mondial de grande tension, l’Europe ne doit pas renoncer à son rôle protecteur en direction des réfugiés, y compris et surtout à l’intérieur de son propre territoire.

Claire Tripier

Paru dans le Journal de Forum Réfugiés no 23, Lyon, juillet 2003

Complément 1

La Suisse pionnière en matière d’asile

Souvenez-vous: c’était en 1991, après l’adoption de l’arrêté fédéral urgent de 1990. La crise de l’asile est à son comble, les arrivées sont nombreuses et les attaques fusent contre la politique suivie par le Conseiller fédéral Arnold Koller. Celui-ci organise alors en mars 1991 une conférence nationale sur l’asile où sont invités les représentants des cantons. L’administration leur distribue un document contenant une série de mesures, intitulé «programme d’action 1991», dans le but de «renforcer l’action des autorités».

Dans ce catalogue de mesures toutes plus restrictives les unes que les autres, figure une proposition curieuse: «La Suisse promeut un projet visant à créer, dans les pays de provenance des requérants, des zones exemptes de persécutions sous surveillance internationale.» (§5.2: mesures de politique extérieure). L’objectif est de renvoyer les déboutés pour permettre leur réintégration. Le paradoxe est évident: on reconnaît qu’il existe des pays persécuteurs, puisqu’il faut y définir des zones «exemptes de persécutions», et on prétend en même temps que ces pays seraient d’accord d’ouvrir de tels espaces pacifiés sous surveillance internationale ! Pensait-on vraiment que les régimes violant les droits humains accepteraient de leur plein gré de rendre ces violations publiques?

L’idée a donc été abandonnée. Mais on remarquera qu’une fois de plus, la Suisse a joué un rôle de pionnier, en imaginant des solutions reprises ensuite par les pays européens: après les empreintes digitales, voici les zones de protection dans les régions d’origine?

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Complément 2

A quel prix!

Dans un rapport analysant la proposition de création de «zone de protection dans les régions d’origine», Gregor Noll, professeur suédois de droit international rappelle deux initiatives récentes qui ont été à l’origine de l’initiative anglaise. Il s’agit tout d’abord de la politique des USA à l’encontre des réfugiés haïtiens, aboutissant à leur interception en mer et leur placement d’autorité à Guantanamo, sur l’île de Cuba. Puis, celle du gouvernement australien, appelée «solution Pacifique», et consistant à placer des réfugiés dans des zones situées hors du territoire australien notamment à Nauru ou en Papouasie Nouvelle Guinée. Tristes précédents en réalité, qui ont surtout illustré la massive dégradation de la situation faite aux demandeurs d’asile, dans un contexte de droit d’exception.

Le professeur Noll exprime aussi ses doutes quant à la faisabilité du projet. La proposition anglaise se justifie par les économies que la mise en place de telles «zones de protection dans les régions d’origine» devrait entraîner. En se fondant notamment sur les rapports du gouvernement australien, le professeur démontre que ces dispositifs aboutissent certes à une légère diminution des demandes d’asile, mais que les coûts supplémentaires qu’ils entraînent rendent l’opération impraticable.

Ainsi, un calcul a été effectué sur la base des déclarations officielles australiennes concernant la diminution escomptée des demandes d’asile et les coûts supplémentaires des procédures «hors sol»; le résultat donne un prix de 300’000.- dollars australiens pour chaque «boat people» dissuadé de demander protection…

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