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Notre regard

Belgique | Sémira Adamu: Meurtre d’Etat

Il y a cinq ans, Sémira Adamu, jeune nigériane devenue la figure emblématique de la lutte des sans papiers et autres déboutés de l’asile en Belgique, mourrait étouffée entre les mains des policiers après cinq tentatives infructueuses d’expulsion. Cinq ans plus tard, le procès des gendarmes a toutes les chances de se terminer par un acquittement, demandé par l’accusation. D’autres renvois meurtriers ont eu lieu, dans plusieurs pays d’Europe, et singulièrement en Suisse. Mais le procès du meurtre de Sémira Adamu a une particularité: son expulsion a été filmée. Nous publions ici des extraits d’un communiqué du Collectif belge contre les expulsions. (Réd.)

Alors que le procès des gendarmes qui ont assassiné la jeune nigériane sans-papiers, Sémira Adamu, touche à sa fin et que la défense s’apprête à prendre la parole, nous jugeons nécessaire de rappeler les enjeux fondamentaux de ce procès et d’en relever les silences et les contradictions. En effet, il semble qu’il y ait un acharnement à occulter le véritable débat et à se placer sur un plan qui ne corresponde que très partiellement au crime qui est jugé ici. Au vu de l’accumulation d’invraisemblances, de mensonges et de contradictions, au fur et à mesure des audiences, nous ne pouvons que nous interroger: ce procès consacre-t-il la faillite éthique de tout un système.

Décalage flagrant

Cela a commencé dès le premier jour du procès. Comment expliquer le «décalage» flagrant qui existe entre le sévère réquisitoire du procureur à l’égard des prévenus et les «non-peines» requises ? Il a rappelé que ces gendarmes qui, par ailleurs, n’ont jamais témoigné ni remords ni regrets, ont menti et largement abusé de la force. Reste que, selon le procureur, ils ne méritent pas de condamnation car, finalement, ils n’ont fait qu’obéir aux ordres. Et qu’importe si ceux-ci étaient imbéciles et meurtriers.

Vidéo tronquée

D’autre part, il y eut la projection de la vidéo. Filmer les expulsions, nous assurait-on, constituait un contrôle permanent des gendarmes et une protection pour les candidat(e)s réfugié(e)s dans la mesure où il était possible, à tout moment, de vérifier d’éventuelles accusations de violence.

Or, on nous a montré une vidéo à laquelle, comme par hasard, il manque les deux moments clés: celui où Sémira est censée s’être rebellée, celui où les gendarmes sont censés être intervenus pour tenter de la réanimer. Le gendarme qui filmait – et qui n’est pas poursuivi – prétexte un manque de temps ou de place ! Nous prend-t-on pour des cons?

Méthode mortelle

Les officiers de la gendarmerie et les prétendus experts qui ont préconisé la «technique du coussin» se sont relayés au cours des audiences et ont rivalisé de lâcheté et de mauvaise foi. Leurs déclarations se situaient à un niveau où l’incompétence, la violence aveugle et l’indifférence aux conséquences se confondent. Tout se réduirait à un problème de formation et de moyens. Mais combien de commission d’experts sont nécessaires pour se rendre compte que la technique du coussin est dangereuse et s’apparente à une forme larvée de torture? Combien d’heures de formation faut-il pour découvrir que trois gendarmes qui s’acharnent sur une personne menottée, pliée en deux et le visage enfoncé dans un coussin pendant plus de dix minutes, sont en train de commettre un crime?

Procès miroir

Mais c’est l’ensemble du procès qui repose sur une contradiction fondamentale. Lors de l’instruction, on a d’emblée écarté la responsabilité des hommes politiques et de la hiérarchie de la gendarmerie en jugeant qu’aucune prévention ne pouvait être retenue contre eux et en isolant la responsabilité de la mort de Sémira Adamu sur quelques exécutants. Aujourd’hui, on adopte la méthode inverse: il n’est pas une seule audience où l’on ne sous-entende que la responsabilité viendrait de «plus haut», et de pointer du doigt les responsables politiques. On a beau jeu maintenant de souligner la responsabilité de ces hommes parce que ces accusations n’auront aucune conséquence puisqu’ils ne seront jamais jugés et qu’on leur a offert l’immunité et l’impunité sur un plateau d’argent et de sang.

Ce procès est un miroir de notre société. Il jette une lumière crue non seulement sur la politique d’expulsion, toujours en cours aujourd’hui, mais aussi sur le fonctionnement de nos institutions.

Communiqué de presse du Collectif belge contre les expulsions, Bruxelles, 14 octobre 2003


Le plus violent des réquisitoires

En cinq ans, l’affaire Sémira Adamu s’était réduite à un dossier un peu poussiéreux. Important certes, puisqu’il avait entraîné la démission du ministre de l’Intérieur Louis Tobback, on s’en souvient un peu, mais noyé sous les flots d’une incessante actualité amnésique.

La vidéo que le tribunal de Bruxelles a voulu diffuser en séance publique a rappelé avec force que sous les centaines de pages de ce dossier, il y avait une femme de vingt ans, morte d’asphyxie aiguë. Tuée par des hommes, tuée par un système.

Cette vidéo fut difficilement soutenable. On n’y voit pas Sémira agoniser. Mais on regarde ébahi, pendant de longues minutes, trois hommes bavarder, plaisanter, sourire tout en s’arc-boutant sur une forme que l’on devine être le cousin qui maintient Sémira recroquevillée sur son siège, les mains menottées derrière le dos. Le cousin qui étouffe ses cris, qui l’asphyxie, qui la tue.

C’est le plus violent des réquisitoires. Les images diffusées à la télé et dans les journaux, scandalisent, comme elles ont ébranlé les personnes présentes à l’audience. A côté du choc de cette vidéo, le poids des mots du réquisitoire est dérisoire. Le ministère public n’a demandé aucune peine exemplaire, a déjà accepté le sursis, voire la suspension du prononcé. Sans imiter l’acharnement des hommes au coussin, la société belge comprendrait mal que le tribunal cède au laxisme.

Bien sûr diront certains, les prévenus ne furent jamais que les exécutants d’un système dûment codifié qui a débouché sur ce qu’on peut appeler un «meurtre d’Etat» puisqu’on savait que l’utilisation du coussin était dangereuse. Mais il ne faut pas se cacher derrière la doctrine, tout indigne et toute dénaturante qu’elle soit, pour exonérer ceux qui la pratiquent. Ce qu’il faut ici exemplairement punir, ce n’est pas tant d’avoir donné la mort que d’avoir montré une telle indifférence à la souffrance, qu’elle a mené à la mort.

Jean-Claude Vantroyen, Le Soir, Bruxelles, 11/9/03