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Notre regard

Vaud | Opérations policières ciblées sur les Africains. «De l’eau dans un seau percé»

Depuis une année ou deux, on assiste dans les cantons de Bâle, Genève et Vaud à la mise en place de nouvelles politiques destinées à lutter contre le trafic de drogue. Il s’agit en réalité de s’attaquer aux petits revendeurs de rue, que les autorités, sur l’insistance des polices cantonales, cherchent à éloigner en utilisant certaines des «mesures de contrainte»: il n’est plus question cette fois de détention administrative, mais plutôt d’interdiction de territoire.

Ainsi, les autorités ont défini des zones dont elles veulent exclure la présence de certaines personnes. L’étendue de ces zones varie de l’ensemble du territoire cantonal à certaines portions du centre-ville: alentours de la gare Cornavin et place des Volontaires à Genève; Ouchy, gare, places Chauderon et Riponne à Lausanne. Lorsque la police arrête ensuite des personnes qu’elle soupçonne de trafic, elle les dénonce à l’autorité compétente qui les frappe d’une mesure d’interdiction.

Action trop partielle

Selon l’aveu même des polices cantonales, l’efficacité de ces mesures ne saute pas aux yeux. Le trafic ne diminue pas et l’on retrouve régulièrement dans les journaux cette même litanie: la police a l’impression de remplir d’eau un seau percé. Ceci n’est pas vraiment étonnant, dès lors que cette politique prétend s’attaquer exclusivement à l’offre de drogue dans la rue, sans véritablement réfléchir sur la demande, ni sur les réseaux de financement à plus haut niveau. Mais ces mesures posent surtout une série de problèmes aigus en matière d’atteinte aux droits fondamentaux.

Africains de l’Ouest visés

Première discrimination, on postule une liberté de mouvement à géométrie variable, puisque l’on ne peut appliquer l’interdiction de zone qu’à certaines catégories d’étrangers, soit pour l’essentiel les demandeurs d’asile. Deuxième discrimination, les polices répètent à qui mieux mieux que le trafic est entièrement contrôlé par les ressortissants de pays de l’Afrique de l’Ouest, et par voie de conséquence, les arrestations et interdictions visent à 98% des réfugiés provenant de cette origine géographique. Le raisonnement devient d’ailleurs rapidement circulaire: les policiers arrêtent principalement des Africains, logiquement ces derniers apparaissent en majorité dans la statistique des arrestations, ce qui permet ensuite à la police de démontrer la validité de son hypothèse de départ!

Et d’office soupçonnés

Les policiers affirment être en mesure d’identifier d’un seul coup d’œil les trafiquants potentiels pour éviter les contrôles au faciès. Pour preuve: «les hommes interpellés à la gare étaient ainsi tous des requérants d’asile originaires de l’Afrique de l’Ouest. Et même si aucune drogue n’a été retrouvée sur eux, on en a vu plusieurs déglutir des boulettes de cocaïnes» (porte-parole de la police lausannoise, dans «Le Courrier» du 9 décembre 2003). Voilà bien le problème pourtant: on peut appliquer les mesures d’interdiction sans qu’une preuve soit apportée de la véritable implication de la personne dans un quelconque trafic, un simple soupçon suffit. On voit là comment les mesures de contrainte viennent se surajouter aux règles habituelles du Code et de la procédure pénale, avec la disparition pure et simple de la présomption d’innocence.

Hostilité renforcée

Cela peut même atteindre une certaine perversité, puisque le fait d’enfreindre une interdiction de zone peut devenir en soi un délit punissable: on part d’un soupçon pour le moins flou, fondé sur aucun fait objectif, pour créer de toutes pièces un délit. Gare à la personne noire qui déglutit au centre-ville! Quoi que puissent en dire les polices cantonales, le résultat concret et visible est bel et bien une politique qui s’attaque à des personnes dont les caractéristiques sont d’être jeunes et à la peau noire. Comment nier que cela ne favorise pas les stéréotypes et l’hostilité croissante de la population?

Discrimination caractérisée

Le choix des zones pose également des questions délicates. Tout d’abord, celle de la réalité de l’insécurité prétendue. A Genève, la gendarmerie reconnaît qu’il n’y a pas plus de délits sur la place des Volontaires que dans d’autres quartiers. Et que penser du principe d’exclure des personnes utilisant les transports publics de zones comprenant des gares? Sans compter qu’à Lausanne, le «soupçon de trafic» est aussi justifié par le «critère de fréquence»: celui qui est contrôlé quatre fois dans un même lieu peut être frappé d’une interdiction. Mais les gares ne sont-elles pas précisément des lieux de passage, où il peut être tout à fait normal de se retrouver à plusieurs reprises au cours de la même journée? En réalité, ce n’est pas la simple fréquence qui compte: une fois de plus, c’est la combinaison du statut de demandeur d’asile, de l’âge et de la couleur de peau qui attirera l’attention des forces de police et qui permettra de constituer le «critère de fréquence»: peut-on imaginer discrimination plus caractérisée?

Situation kafkaïenne

Dans toutes leurs réflexions, les autorités ont perdu beaucoup de principes essentiels de vue. Mais elles ont aussi oublié que les grandes villes sont des lieux où les personnes concernées trouveront un certain nombre de services dont elles ont besoin. C’est le cas de ce demandeur d’asile frappé d’une interdiction de pénétrer sur le territoire de la commune de Lausanne: comment pouvait-il accéder aux services du Bureau de conseils juridiques pour les réfugiés précisément situé sur ce territoire interdit ? Voulant simplement consulter des juristes pour leur présenter la décision d’interdiction, il s’est retrouvé en mauvaise posture face aux policiers qui l’ont arrêté à la sortie de la gare; pour justifier de sa bonne foi, il a dû accepter d’être accompagné par la maréchaussée jusque dans les locaux de la permanence juridique ! Mais ce n’est pas tout: cet homme avait de sérieux problèmes de santé et son médecin traitant se trouvait lui aussi à Lausanne. Malgré cette situation dûment justifiée par des certificats médicaux, ses juristes n’ont pu obtenir du Service de la population que l’établissement de «laissez-passer temporaires», et encore à la condition que le médecin indique à l’avance la date de chaque consultation: kafkaïen!

Tel est le sort peu enviable des requérants d’asile frappés de mesures d’interdiction. D’autant plus préoccupant que ce ne sont pas des cas isolés: Bâle-ville annonce 325 interdictions pour les neuf derniers mois de l’année 2003; Vaud déclare pour sa part 120 interdictions sur le territoire vaudois et 163 sur le territoire lausannois, pour l’année 2003.