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Notre regard

CRA/TAF | De la Commission de recours au Tribunal fédéral administratif

Un héritage juridique consistant

Dès le premier janvier, la Commission de recours en matière d’asile (CRA) aura disparu du paysage pour se fondre dans le nouveau Tribunal fédéral administratif (TAF) qui reprend l’activité des anciennes commissions de recours, tous domaines confondus. Deux de ses cinq cours seront formées des anciens juges de la CRA, qui garderont donc leur spécialisation. Ils y apporteront avec eux, les cinq classeurs bleus de jurisprudence de la CRA. Quelques 430 arrêts publiés qui sont venus peu à peu, et non sans quelques controverses, clarifier l’application du droit dans un domaine où la tentation de l’arbitraire est permanente.

Qui s’en souvient? A la création de la CRA, en 1992, le service des recours du Département fédéral de justice et police (DFJP) désespérait les juristes en affichant un taux d’acceptation des recours de 0,4% (73 sur 18’159)! En 2005, la CRA a tout de même accepté, au moins partiellement, 15,7% des recours tranchés dans l’année en nombre de personnes. Et c’est bien grâce à l’influence de la CRA, qui a peu a peu obligé l’Office fédéral des migrations (ODM) à tenir compte de certaines règles et principes juridiques, que le taux d’octroi de l’asile, qui n’était que de 2,4% des demandeurs en 1991, est passé à 11,8% en 2005. Sans parler des admissions provisoires, quasiment inexistantes il y a quinze ans, et qui faisaient 35% des cas en 2005.

Restitution de l’effet suspensif

Bref, si, malgré le durcissement continu du droit d’asile, près de la moitié de ceux qui nous demandent protection finissent par rester en Suisse, au prix hélas d’un parcours du combattant épuisant, c’est en grande part à la CRA qu’ils le doivent. C’est elle qui dès sa première décision publiée, a fait barrage aux décisions de renvoi immédiat prise par l’ODM, en exigeant au nom du droit à un recours effectif ancré à l’art. 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, un minimum de 24 heures pour pouvoir demander la restitution de l’effet suspensif, après une non-entrée en matière. Un délai bien court, mais qui n’en a pas moins sauvé nombre de personnes.

Des garde-fous

Durant ses quinze années d’activité, on verra notamment la CRA rétablir certains garde-fous dans les renvois vers les pays tiers (en imposant notamment la règle des vingt jours), dans les procédures d’aéroport, dans le respect du droit de procédure (consultation du dossier, droit d’être entendu, langue de décision, etc.). Elle a donné des contours cohérents au regroupement familial des réfugiés et limité les velléités de l’ODM de multiplier les non-entrées en matière, en insistant sur la nécessité d’examiner les indices de persécution.

Et des déceptions

Elle n’aura certes pas évité de décevoir ceux qui défendent les réfugiés dans divers domaines: comme le traitement des survivants de Srebrenica arrivés après la guerre de Bosnie, les exigences posées à l’admission provisoire pour impossibilité du renvoi, la dissimulation d’identité – un sujet sur lequel la CRA semble s’être arrêtée à mi-chemin dans sa critique des méthodes non scientifiques (expertise lingua, test osseux). Ou encore, en matière d’avance de frais, d’octroi de dépens et d’assistance juridique, trois points sur lesquels la défense des requérants est trop souvent bridée.

C’est surtout dans le difficile exercice de l’appréciation des faits et de l’évaluation de la situation dans les pays d’origine que l’unanimité est loin d’être faite sur le travail de la CRA, dont la qualité et l’orientation des décisions semblent tenir beaucoup à la personnalité de ses juges. Au point que certains mandataires en sont à attendre avec anxiété la lettre d’entrée en matière sur leur recours, pour savoir si celui-ci est en main d’un «bon» ou d’un «mauvais» juge.

Un travail considérable

En définitive, c’est néanmoins un travail considérable qui a été effectué, non sans tension avec l’administration et le pouvoir exécutif, dont les ordonnances ont été plus d’une fois réinterprétées, mais aussi avec le législatif. Est-ce un hasard si, à chaque révision de loi, certains correctifs visent à rendre caduc divers aspects de la jurisprudence? On le voit aujourd’hui pour ce qui touche aux indices de persécution, aux vingt jours comme préalables au renvoi vers un pays tiers ou à la détresse personnelle. Mais la partie continue entre les trois pouvoirs…

Persécution non étatique reconnue

La CRA, après avoir hésité à renoncer, comme partout en Europe, à l’exigence d’une persécution étatique, à brûlé la politesse, ce printemps, à un Christophe Blocher, qui voulait attendre l’entrée en vigueur de la nouvelle loi. Elle vient de publier, comme une cerise sur le gâteau, un arrêt qui fera date par sa conception moderne des persécutions visant les femmes. Il ne reste qu’à souhaiter que l’intégration de la CRA dans une grande juridiction, lui donne la capacité d’affirmer encore plus la prééminence du droit, dans un domaine comme l’asile qui est souvent instrumentalisé par la politique.

Yves Brutsch


Les curieux rapports de Christoph Blocher et la justice

L’indépendance est un combat

«Nous ne pouvons simplement pas accepter cela», «il faut que quelque chose se passe», «il faut absolument faire passer cette décision»: voici comment Christoph Blocher s’adressait à l’ODM à propos de la procédure conduite par la CRA dans le cas des deux Albanais reconnus réfugiés alors que le chef du DFJP les décrivait, sans preuve, pour des criminels. C’est un rapport1 de la Commission de gestion du Conseil des Etats, publié le 10 juillet 2006, qui révèle ainsi la curieuse conception que se fait le représentant de l’exécutif de ses rapports avec une instance judiciaire qu’il juge «résolument trop autonome».

On comprend mieux, à lire ce document, l’insistance du «caudillo» Blocher, au soir du 24 septembre, à réclamer que toutes les autorités concernées, tribunaux compris, appliquent le nouveau droit. En fait d’application du droit, le représentant de l’exécutif, que le grand quotidien madrilène El Pais, désigne couramment comme «El caudillo Blocher», aimerait surtout mettre au pas les tribunaux qui l’empêchent d’appliquer sa politique. En ce qui le concerne, Guisep Nay, président du Tribunal fédéral, n’y est pas allé par quatre chemins en répondant à la Commission de gestion: oui, les déclarations du chef du DFJP «portent atteinte à l’indépendance de la justice».

Crise institutionnelle

C’est donc une crise institutionnelle profonde que révèle ce rapport, dont le contenu s’est trouvé noyé dans la campagne de votation. Outre l’affaire des deux Albanais, on y évoque aussi le cas d’une famille Rom sur laquelle la CRA a mis deux ans pour statuer, compte tenu de la complexité du cas. Cette affaire a défrayé la chronique en Suisse alémanique du fait de violences répétées, et Christoph Blocher avait critiqué la CRA a plusieurs reprises au point que celle-ci a été couverte d’injures et que certains de ces membres ont été directement menacés. Il était temps que l’intégration de la CRA au TAF lui permette d’échapper aux pressions du DFJP. Les juges du TAF sont en effet élus directement par l’Assemblée fédérale et la surveillance du nouveau tribunal administratif relèvera du Tribunal fédéral.

Yeb

1 www.admin.ch/ch/f/ff/2006/8579.pdf