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Notre regard

Témoignage | «Comment mettre ma vie dans un quart d’heure». Une audition où se joue un destin

Ceux qui sont proches des requérants d’asile le savent, beaucoup se joue dans le bon déroulement des auditions au cours desquelles les demandeurs d’asile sont amenés à expliquer leurs motifs d’asile. Les procès-verbaux qui en résultent sont disséqués et souvent cités de façon décisive dans la décision des autorités. Dans ce moment capital, les facteurs subjectifs prennent parfois une place prépondérante. En publiant il y a quelques mois un livre* marquant les 20 ans de SOS Asile Vaud, nos amis vaudois ont aussi repris des extraits du récit qu’une réfugiée libanaise, Leyla Chammas, a fait, en 1993, de son expérience de requérante d’asile, rejetée de Suisse et finalement accueillie en France. Son témoignage, sur son audition, mérite d’être relu. (réd.)

On m’a installée devant un bureau. Face à moi, il y avait un monsieur, et une dame qui me posait des questions, un troisième tapait à la machine ce que la dame lui ordonnait.

J’ai été soulagée quand elle a commencé par des questions normales: nom, date, lieu de naissance, scolarité.

Puis, une fois encore, le motif pour lequel j’avais quitté le Liban.

Je l’ai regardée, j’ai réfléchi: «Vouloir vivre n’est-ce pas une raison suffisante »

La dame était bien nourrie, bien maquillée et bien bronzée, elle rentrait peut-être de vacances et me regardait un peu «d’en haut».

Elle m’a expliqué qu’il ne lui restait qu’un quart d’heure parce qu’elle avait un rendez-vous.

Comment mettre dix-sept ans de ma vie dans un quart d’heure parce que la dame n’avait pas le temps?

Je me suis sentie idiote de vouloir le lui expliquer. Elle n’écoutait pas trop, elle résumait ce que je disais en petites phrases pour que le monsieur qui tapait à la machine ne remplisse pas des feuilles pour rien.

Elle m’a redemandé pourquoi j’avais quitté le Liban.

J’ai dit: «Parce que j’étais dans un abri depuis sept mois».

Elle a presque sauté de joie: «Vous mentez, votre mari a dit depuis trois mois seulement».

C’est vrai qu’il y avait peut-être eu quinze jours d’accalmie entre les quatre premiers mois et le reste.

Elle était contente de son intelligence, de m’avoir piégée.

J’ai seulement ajouté que j’étais dans un abri depuis seize ans et je savais qu’elle ne pouvait pas comprendre ça.

Leyla Chammas

*La politique suisse d’asile à la dérive. Chasse aux « abus » et démantèlement des droits, Ed. d’En Bas et SOS-Asile Vaud, Lausanne 2006