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Notre regard

Réflexion | Hannah Arendt: Réfugiés, «La lie de la terre»

En mai 2007, se tenait à l’Université de Lausanne un colloque interdisciplinaire sur l’œuvre de Hannah Arendt, à l’occasion du centenaire de sa naissance. La publication des actes de cette rencontre sont l’occasion de revenir sur la pensée développée par la philosophe sur les réfugiés et autres apatrides au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Le texte publié ci-dessous, extrait de l’ouvrage qu’a consacré Laure Adler à Hannah Arendt, souligne l’actualité de cette réflexion. Une réflexion qui doit être un levier pour l’action. (réd.)

«Dans le dernier chapitre de son livre Les Origines du totalitarisme, intitulé Le déclin de l’Etat-nation et la fin des droits de l’homme, Hannah Arendt (…) met au jour, à partir des faits, une théorie sur les sans-droits, ceux qu’elle appelle «la lie de la terre» et qu’elle place au centre de sa réflexion politique.

On ne peut qu’être bouleversé et admiratif devant cette force de pensée qui éclaire si tôt dans l’histoire de la pensée politique un thème devenu hélas central.

L’effacement de l’identité

En mettant au premier plan les oubliés de l’histoire contemporaine, ceux qui ne sont plus rien ni personne, ceux à qui les guerres ont tout enlevé, patrie, nation, identité, elle met en lumière un impensé du politique: pourquoi les Etats modernes ont-ils accepté que ces millions de réfugiés – displaced persons -, en marge de la société, vivent dans des camps, en attente de nulle part, désirés par personne, surplus inutile, fardeau encombrant pour des pays qui s’en débarrassent en les envoyant chez leurs voisins, lesquels, à leur tour, les enferment dans des camps de transit?

Hannah met en exergue ce jeu pervers de trafic géographique et humain auquel se livrent les Etats pour mieux souligner ces sombres temps de la nouvelle modernité, où l’effacement même de l’identité devient la carte maîtresse du politique.

Entrechambres insalubres

Ces réfugiés sont des hommes qu’on ne traite plus comme tels. On leur propose les poubelles de l’histoire comme salle d’attente, en réfléchissant à la meilleure manière de s’en débarrasser.

Hannah Arendt réussit ainsi à mettre à nu la structure même de la civilisation européenne. En enlevant à certains apatrides, minorités, des droits qui, par définition, sont inviolables et universels, les Etats-nations ont commencé à ne plus être des Etats de droit.

Les droits de l’homme deviennent alors «le signe manifeste d’un idéalisme sans espoir ou d’une hypocrisie hasardeuse et débile»*. Il faut donc juger un régime à l’aune de sa capacité à respecter les droits de l’homme en leur donnant une signification politique.

Au-delà de la marge

Elle met au centre du débat politique, et elle est la seule à le faire aussi radicalement à cette époque, l’apatridie qui représente, à ses yeux, le phénomène le plus nouveau de l’histoire contemporaine, le symptôme le plus grave de toute la politique contemporaine.

Apatrides des traités de paix de 1919, réfugiés des Etats-nations de la grande Europe, qui ne leur accordaient plus le statut de citoyens, rescapés des camps, personnes déplacées, cette population sans droits qui, après la Seconde Guerre mondiale, représente plus de dix millions d’êtres dont personne n’évoque le sort.

Elle pointe là le cynisme des politiques, critique le fait que les droits de l’homme ne sont jamais devenus des lois mais revêtent une signification floue qui répond au coup par coup à des problèmes individuels.

Elle engage une réflexion philosophique sur la signification de cette tribu de femmes et d’hommes de trop, vivant en contrebande, dont on tolère à peine l’existence aux marges de cette Europe déchirée, ruinée économiquement et ayant abdiqué moralement.

Une pensée neuve

Certes, il y a du Flora Tristan – cette ardeur à défendre les sans-droits et cette vision humaniste du politique – dans l’enthousiasme de Hannah Arendt à défendre la figure du paria, tout comme il y a du Blücher dans sa vision de la haine de l’homme pour l’homme comme élément contaminateur de la peste qu’est le totalitarisme.

Mais il y a surtout là l’émergence d’une pensée neuve, un pressentiment du dommage définitif subi par le concept d’humanité, une volonté de penser la politique, en rappelant à l’époque moderne la nécessité du lien entre les hommes.

L’apatridie devient le problème de tout Etat-nation, qui porte en lui la ruine de son avenir s’il cède sur son principe d’égalité devant la loi. Arendt précise que, dans sa négation de l’égalité entre citoyens, le nouvel Etat d’Israël ne se distingue guère des autres. Au contraire, «cette solution de la question juive n’a réussi qu’à produire une nouvelle catégorie de réfugiés, les Arabes, accroissant ainsi le nombre des apatrides et des sans-droits de quelque sept cent à huit cent mille personnes».

Elle décrit en termes philosophiques cette longue traversée de l’apprentissage de la perte du monde: être privé des droits de l’homme, c’est d’abord et avant tout être privé d’une place dans le monde. De cette même place dans le monde dont il est sans cesse question chez elle, depuis sa thèse sur saint Augustin, son portrait de Rahel Varnhagen et ses articles sur l’édification de l’Etat d’Israël. Ce tourment, cette obsession, cette difficulté à la fois existentielle, psychologique et intellectuelle, la tarauderont jusqu’à la fin de sa vie.»

Laure Adler

Laure Adler, Dans les pas de Hannah Arendt, Gallimard, 2005, p 323 et ss.


Résister en politique, résister en philosophie, c’est sur cette invitation que Marie-Claire Caloz-Tschopp, philosophe, professeure à l’Université de Lausanne et membre de Solidarité sans frontières, publie les actes du colloque qu’elle a mis sur pied l’an passé . L’ouvrage est disponible depuis le 6 septembre en librairie.

Caloz-Tschopp Marie-Claire, Résister en politique. Résister en philosophie avec Arendt, Castoriadis, Ivekovic, La Dispute, Paris, 2008.