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Notre regard

Analyse | Recalé-e-s de l’asile: des cantons condamnent à la prison ferme

Dans son édition de février, Vivre Ensemble relatait le cas d’un homme débouté de sa demande d’asile depuis 2002 et à l’aide d’urgence – donc connu des autorités cantonales genevoises – condamné à 3 mois de prison ferme pour «séjour illégal» par un juge bernois suite à un simple contrôle d’identité. Nous avons cherché à en savoir davantage. Plus fréquente que nous l’avions imaginé, cette pratique est plus que discutable, tant au niveau de son fondement que de l’inégalité de traitement qu’elle crée au niveau suisse. Analyse.

Cela fait plus de 20 ans que la politique d’asile restrictive produit des ordres de départ en masse, et tout aussi longtemps qu’une part importante des renvois s’avère difficile à exécuter. Les cas des ressortissant-e-es d’Ethiopie en témoignent: des personnes confrontées à un rejet définitif peu après leur arrivée vivaient encore en Suisse 10 ans plus tard, les autorités éthiopiennes refusant de délivrer le moindre document de voyage.

Eviter la clandestinité…

Quel était le statut administratif de ces personnes? Dans les faits, les cantons les ont tolérées, leur délivrant le plus souvent des attestations. Le statut de « tolérance », explicitement prévu par la loi jusque dans les années 1980 et abrogé par la suite, renaissait en quelque sorte de ses cendres… On partait de l’idée qu’aussi longtemps que le contact était maintenu avec les autorités, le séjour restait légal. Officiellement, on déclarait vouloir éviter la plongée dans la clandestinité.

La situation a changé en 2004 avec la mise en place du système d’aide d’urgence pour les personnes frappées d’une non-entrée en matière (NEM). Un article de la Loi sur l’asile (LAsi), à la rédaction quelque peu obscure, précisait que ces personnes ne ressortaient plus de l’asile, mais de l’ancienne Loi sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE). Par quoi on devait comprendre qu’elles étaient considérées comme illégales dès le prononcé de la décision de NEM.

Le paradigme n’était plus d’éviter les disparitions et la clandestinité mais de s’en accommoder. Paradoxalement, les personnes illégalisées après s’être annoncées à l’Office fédéral pour demander l’asile pouvaient bénéficier d’une aide d’urgence étatique, d’un hébergement officiel, et étaient soumises à un contrôle très étroit de présence. Dès 2008, cette politique s’est étendue à toutes les personnes déboutées, quelle que soit la nature de la décision rejetant l’asile. Désormais, l’obscur article cité plus haut n’est même plus mentionné dans la LAsi.

… puis s’en accommoder

Des cantons ont profité de l’aubaine pour développer des pratiques légalement douteuses et humainement inacceptables (exclusion de l’assurance-maladie, conditions d’hébergement déplorables, etc.). Certaines polices ont aussi dénoncé les victimes de NEM aux juges pénaux et obtenu des condamnations pour séjour désormais considéré comme illégal. Dans le canton de Berne, la pratique semble être devenue systématique, comme il ressort de plusieurs cas qui nous ont été rapportés.

Raisonnement très douteux

Sur le plan juridique, les jugements ne sont pas très diserts sur ce qui caractériserait l’illégalité du séjour. Ils constatent que le délai de départ est échu et postulent d’emblée un manque de collaboration des personnes déboutées à organiser leur propre départ, ce qui semble un peu court. Le fait que les autorités administratives ne parviennent pas à exécuter le renvoi n’est pas considéré comme important. Nulle part ne figure d’explication sur le fait que des milliers de personnes dans cette situation ne font pas l’objet de poursuite pénale.

Là où les juridictions bernoises se distinguent, c’est lorsqu’elles condamnent à de la prison ferme des personnes déboutées vivant normalement dans d’autres cantons. 5 mois pour un Algérien, certes sous le coup d’un ordre de départ depuis 2002, mais toléré et autorisé à travailler par les autorités genevoises. 4 mois pour un jeune Angolais, toléré par les autorités valaisannes et même autorisé à entreprendre une formation professionnelle.

Comment peut-on sérieusement prétendre que le séjour serait à ce point illégal qu’il mériterait l’emprisonnement, alors que la personne est dûment annoncée à son canton d’accueil, lequel non seulement n’a entrepris aucune procédure pénale à son encontre, mais en plus l’autorise à travailler? Il y a là une grave entorse au principe de bonne foi.

Et mauvaise foi patente

On observe cette même tendance sur Vaud, y compris pour des personnes déboutées justifiant de dizaines de décisions formelles d’octroi de l’aide d’urgence, condition préalable indispensable à l’accès aux hébergements collectifs.

Si vraiment toutes ces personnes étaient en séjour illégal, pourquoi ne pas inculper d’aide au séjour illégal les autorités administratives et les organismes distribuant l’aide d’urgence? C’est ce qui devrait découler de ces condamnations. Aujourd’hui, seules les personnes déboutées font les frais de cette nouvelle mode du tout répressif.

Christophe Tafelmacher