Aller au contenu
Notre regard

Réflexion | L’apprentissage du français en question

Pour des personnes en situation de rupture culturelle, l’effort à fournir pour pénétrer dans l’univers langagier de l’autre est très important. Il peut s’avérer insurmontable en cas d’exil forcé, ou après de graves traumatismes. Encourager et soutenir ces individus à apprendre la langue du pays d’accueil est nécessaire. Mais faut-il faire de cet apprentissage une exigence systématique et, surtout, un critère incontournable de preuve d’intégration? Bien des professionnels et personnes actives sur le terrain de la migration s’interrogent. Réflexions et témoignage.

Enseignants, psychologues, mandataires, thérapeutes,… Nous sommes beaucoup à observer chez certaines personnes migrantes des blocages massifs face à l’apprentissage du français. C’est souvent le cas de femmes réfugiées dont l’intégration psychosociale est extrêmement difficile en raison d’un cumul de facteurs «handicapants»: âge, manque de scolarisation, analphabétisme, exil forcé, traumatismes, statut précaire dans le pays d’accueil.

Une paralysie psychique

Nous ressentons chez ces personnes une vie psychique comme «figée». L’incapacité à progresser en français en est un symptôme. Cet état de «paralysie», fréquent chez des victimes de crimes de guerre, a été largement décrit et étudié par Jean-Claude Métraux, pédopsychiatre et cofondateur de l’association Appartenances. Dans son ouvrage Deuils collectifs et création sociale (1), il parle des «temps du dégel», d’un processus d’une «extrême lenteur et paresse», de l’importance de respecter ce temps pour qu’un jour, un travail de deuil puisse commencer. Le deuil des pertes individuelles et personnelles subies. Mais aussi le deuil de blessures collectives ayant touché l’ensemble de la communauté. Selon les cultures, le sentiment d’appartenance à la communauté occupe parfois une place prépondérante. Il est donc essentiel que les liens d’appartenance au groupe puissent se reconstruire, simultanément à un travail sur soi, plus individualisé. Ce double travail de deuil nécessitera donc du temps. Et ce n’est qu’en pansant ses blessures intérieures que la personne a des chances de retrouver progressivement confiance en elle et en l’existence. Une assise qui seule lui permettra de renouer avec son potentiel créatif et donc sa capacité à apprendre.

La fonction psychique de la langue

Moyen d’expression, de communication et d’échange avec l’autre, la langue (principalement la langue maternelle) remplit aussi une fonction de protection, d’«enveloppement», de repère identitaire. Citons Claude Mesmin, psychologue clinicienne, chercheuse au Centre Georges Devreux à Paris: «Parler français (ou toute autre langue d’accueil) veut dire accepter d’entrer dans la relation avec les autres systèmes de vie, de pensées, stockés dans cette langue. Si certaines mères n’apprennent jamais le français, c’est justement pour rester au foyer, le garant de la tradition. Par la cuisine, la décoration de la maison, le rappel des traditions, elles gardent vivant un morceau du pays,…» (2) Nous sommes bien là au cœur de la problématique d’intégration: comment s’ouvrir - par nécessité et /ou obligation - à une nouvelle culture sans se sentir dépossédé de sa propre culture? Un ressenti émotionnel qui s’avère d’autant plus dramatique lorsqu’il touche une personne qui a dû fuir son pays et a probablement tout perdu, jusqu’à son intégrité d’elle-même selon les violences subies. Sa langue reste son seul repère ; s’y accrocher, son réflexe de survie. Dès lors, on comprend qu’il ne suffit pas d’inciter une telle personne à s’inscrire à un cours de français. Tout un travail de préparation en amont doit pouvoir se faire.

Ecouter, expliquer, collaborer

Basé sur une enquête et une série d’entretiens, un récent travail de diplôme mené dans le cadre de la HEVs le démontre (3). Il conclut à l’importance de tenir compte de l’état émotionnel de la personne et d’avoir des moyens suffisants pour adapter l’enseignement aux réalités des gens. Il insiste surtout sur la nécessité, avant tout commencement d’apprentissage, de développer des entretiens individuels de médiation ou de sensibilisation. Ceci, afin de mieux connaître la personne, ses besoins, ses potentialités; de réfléchir à l’enseignement le plus approprié, d’en expliquer le contenu et l’objectif.

Donner du sens à l’apprentissage

Mais également d’aider la personne à s’exprimer librement sur ce que signifie pour elle «réapprendre, ou simplement apprendre», à oser dire ce dont elle se sent capable et à choisir le moment favorable pour démarrer un tel apprentissage Un protocole que ne renierait aucun pédagogue, quel que soit le public d’apprenants. Dans quelle mesure une telle démarche aurait été bénéfique pour la femme bosniaque dont nous traduisons ci-dessous le témoignage? Celle-ci s’est retrouvée enfermée dans une exigence de cours qui la dépassait totalement. Sa participation à un processus de médiation aurait pourtant pu avoir valeur d’effort d’intégration. La démarche l’aurait du moins aidée à surmonter ses blocages et à être disponible à apprendre des rudiments de la langue de Molière. Certes, cette femme possède aujourd’hui un permis B. «Mais, regrette Madame J., il me reste le goût amer de n’avoir pas répondu à certaines exigences». Une réflexion à poursuivre.

Danielle Othenin-Girard

(1) Jean-Claude Métraux, Deuils collectifs et création sociale , La Dispute, 2004

(2) Claude Mesmin, La prise en charge ethnoclinique de l’enfant de migrants, Editions Dunod, 2001

(3) Richard Barendregt, Migrants des Balkans et apprentissage du français, Haute école Santé et Social (HEVs), février 2009

TEMOIGNAGE

Mme J., réfugiée de la guerre de Bosnie, est venue seule en Suisse avec ses quatre enfants. Le corps de son mari disparu a été retrouvé il y a peu.

A votre arrivée en Suisse, avez-vous essayé d’apprendre le français? Etait-ce un besoin pour vous?

Nous sommes arrivés en 1994, fuyant la Bosnie au pire moment de la guerre. En Suisse, nous avons été admis provisoirement. Aussi je n’avais aucun espoir de pouvoir rester ici. J’ai toujours pensé qu’on allait nous renvoyer dès que la guerre serait finie. Je ne voyais donc pas l’utilité d’apprendre le français. Surtout, j’étais envahie par les images de la guerre qui continuait en Bosnie. Je pensais aux gens qui vivaient dans cet enfer, qui mouraient massacrés. Mon mari avait disparu. J’étais comme paralysée. Physiquement, j’étais ici, mais ma tête était là-bas.

Quand s’est créée l’association des femmes veuves bosniaques, que vous avez pu vous regrouper, vous entraider, sentir aussi le soutien de personnes suisses, cela vous a-t-il encouragée à apprendre un peu de français?

J’ai essayé, mais ce que j’apprenais ne se fixait pas dans ma tête. Depuis longtemps, j’allais très mal, j’avais des cauchemars, des pertes de mémoire, des vertiges. Me concentrer, étudier exigeait de moi un effort surhumain. D’autant plus qu’en Bosnie je ne suis jamais allée à l’école. Je vivais à la campagne, et déjà enfant je travaillais aux champs. Je suis analphabète, et durant toute ma vie, je me suis débrouillée sans savoir lire et écrire. Ici aussi, j’arrive à me débrouiller. J’ai pu élever mes quatre enfants. Tous ont bien évolué.

Quelques années plus tard, pour votre demande de permis B, on vous a demandé, avec insistance, de suivre un cours de français. Comment avez-vous vécu cela?

Je suis allée m’inscrire, car je savais que c’était important. Les enseignantes étaient très gentilles, mais je rencontrais toujours d’énormes difficultés. J’apprenais quelques mots, puis j’oubliais. Cela me fatiguait beaucoup et je vivais un sentiment de honte. J’avais envie d’apprendre mais je n’arrivais pas. Dans le groupe, je souffrais du regard des autres. A chaque fois, j’étais en pleurs quand je rentrais à la maison.

Propos recueillis par Danielle Othenin-Girard