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Notre regard

Réflexion | Etrangers: de quel droit?

Que signifient les restrictions d’autonomie et de liberté subies par les personnes à l’aide d’urgence quant au respect de leurs droits et pour l’Etat de droit? Dans son mémoire consacré au régime suisse d’aide d’urgence, Linda Gubler s’appuie sur la pensée développée en 1985 par Danièle Lochak, professeure de droit public et de science politique. Celle-ci montre combien le droit applicable aux étrangers est un infra-droit ou un droit au rabais. Une réflexion qui nous interpelle encore aujourd’hui, raison pour laquelle nous publions un extrait du mémoire qui lui est consacré. (réd.)

Danièle Lochak (1985), professeure française de droit public et de science politique, montre que le droit applicable aux étranger-ère-s est un infra-droit ou un droit au rabais.

«Le statut des étrangers se caractérise par la dévaluation qu’il fait subir au concept même de droit, tel qu’il a progressivement émergé dans les sociétés modernes, et tel qu’il se retrouve dans la notion d’Etat de droit».

En reprenant une définition classique, Lochak explique que l’Etat de droit est «celui qui dans ses rapports avec ses sujets se soumet lui-même à un régime de droit‘ dont l’action est subordonnée à des règles. Dans un tel Etat, le pouvoir ne peut user que des moyens autorisés par l’ordre juridique en vigueur, et notamment par des lois, tandis que les administrés disposent de voies de recours juridictionnelles contre les abus qu’il est susceptible de commettre».

Sujets de droit à part entière?

Afin de garantir la protection des individus face au pouvoir de l’Etat, le droit objectif, c’est-à-dire l’ensemble des règles en vigueur, intègre du droit subjectif, ce qui signifie qu’il reconnaît l’individu comme sujet de droit titulaire d’un ensemble de prérogatives et de facultés. Dans une telle perspective, le droit se caractérise, selon Lochak, par une dualité entre le commandement et la contrainte du pouvoir étatique d’une part, et l’autonomie et la liberté de l’individu, d’autre part. D’après Lochak, les droits subjectifs des personnes étrangères ne sont pas reconnus dans un ordre juridique qui peut jusqu’à leur interdire d’entrer sur le territoire de l’Etat, les expulser et soumettre leur séjour à l’intérieur du pays à une série de conditions.

Le droit, un régulateur migratoire

Les personnes séjournant dans un pays dont elles ne sont originaires doivent demander une autorisation pour tout, principalement en ce qui concerne le séjour et le travail, ce qui signifie que l’ordre juridique ne les reconnaît pas comme des sujets de droit. Selon Lochak, le droit perd dans un tel contexte son caractère protecteur car les personnes concernées ne représentent que des objets de la réglementation. Le droit devient un pur moyen de 
contrôle et d’assujettissement lorsque la dualité entre la contrainte et la liberté de l’individu, qui est caractéristique de l’Etat de droit, disparaît. En l’absence de droits subjectifs, l’Etat est libre de recourir au droit objectif en tant qu’instrument qui lui permet de mettre en œuvre une politique d’immigration conforme à ses intérêts. Le droit applicable aux personnes étrangères, défini de façon unilatérale par l’Etat, est entièrement subordonné aux objectifs de 
cette politique et est, par conséquent, extrêmement sensible aux transformations du contexte politique. Lochak explique que «cette transparence du droit à la politique va plus loin que le rapport habituel et naturel reliant l’ordre juridique à l’ordre politique: elle indique que le droit a perdu son épaisseur spécifique, qui permet à l’ordre juridique de fonctionner, non, certes, en vase clos, mais en préservant sa logique propre malgré les fortes déterminations auxquelles il est soumis ». Le droit applicable aux personnes étrangères fait donc exception, selon Lochak, aux constantes habituelles de l’Etat de droit, tant au niveau du contenu des lois que de leur élaboration et de leur application.

La fin justifie les moyens

Il représente, selon Lochak, un infra-droit ou un droit au rabais, qui renvoie plus à un Etat de police qu’à un Etat de droit, dans le sens où «l’autorité administrative peut, d’une façon discrétionnaire et avec une liberté de décision plus ou moins complète, appliquer toutes les mesures dont elle juge utile de prendre elle-même l’initiative, en vue de faire face aux circonstances et d’atteindre à chaque moment les fins qu’elle se propose’: le régime de police se fonde ‘sur l’idée que la fin justifie les moyens ”».

Linda Gubler*

*Extrait de Aide d’urgence ou quand le droit est au service de la violence d’Etat. Mémoire de licence en Sciences sociales. Linda Gubler, sous la direction de M.-C. Caloz-Tschopp, Université de Lausanne, Faculté des sciences sociales et politiques, septembre 2009.

> MEMOIRE_GUBLER_aidedurgence.pdf

LOCHAK, Danièle, Etrangers: de quel droit?, Presses Universitaires de France, Paris, 1985.

Colère et action politique

Colloque: Appel à contribution

Un colloque international de théorie politique est organisé du 23 au 25 avril 2010 à l’Université de Lausanne, sous l’égide de l’Institut d’études politiques et internationales et de la professeure Marie-Claire Calloz-Tschopp. Ouverte à tous, la rencontre vise à discuter de «la pensée et l’action dans le pouvoir», envisagés depuis une passion politique, la colère. Entre soumission et insoumission, cette colère peut s’investir dans un processus de création politique. La réflexion s’appuiera sur divers auteur-e-s de théorie politique et de l’histoire des luttes sociale.

Sophie Malka