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Notre regard

(In)justice | Le courage des juges vaudois: La détention administrative en question

La suspension des vols spéciaux suite à la mort tragique du requérant nigérian pose des questions sur le maintien en détention administrative de demandeurs d’asile déboutés alors que leur renvoi forcé n’est plus imminent. Au grand dam des autorités, les Juges de paix vaudois ont tranché en faveur des détenus.

Les défenseurs des réfugiés se trouvaient sous le choc ce 17 mars 2010. Une troisième personne, Joseph Ndukaku Chiakwa, décédait à l’aéroport de Zurich entre les mains de la police, pendant un processus de renvoi forcé, après Khaled Abuzarifeh, mort le 3 mars 1999, et Samson Chukwu, mort le 1er mai 2001.

Ironie du sort, ce tragique événement est survenu alors que le nouveau directeur de l’Office fédéral des réfugiés (ODM) se trouvait sur place pour se faire une idée de ce que représentait un vol charter destiné à emmener 16 personnes déboutées de l’asile encadrées par 60 policiers. Cela a peut-être joué un rôle dans la décision de l’ODM de suspendre tous les vols spéciaux jusqu’à ce que l’enquête pénale permette de clarifier ce qui a conduit à cette mort.

Mais alors, que faire des autres personnes encore détenues administrativement dans l’attente de leur expulsion? Si l’on part de l’idée qu’il ne s’agit pas du tout d’une sanction, mais uniquement de préparer un départ en principe imminent, leur libération aurait dû aller de soi, au moins aussi longtemps que les vols spéciaux étaient suspendus.

Pourtant, du côté des autorités cantonales, aucun ordre de remise en liberté n’a été émis. La privation de liberté semblait promise à se prolonger… Dans le canton de Vaud, le collectif «Droit de rester» ne voyait pas de raison de garder à la prison de Frambois les 14 personnes qui y avaient été envoyées sur réquisition du Service de la population (SPOP). Ce d’autant moins que parmi elles se trouvaient deux rescapés du vol tragique.

Des lettres-type de demande de libération individuelle ont été remises à chacun des détenus administratifs, lors d’une visite collective. Après avoir été signées, elles ont été adressées à la Justice de Paix compétente en la matière, accompagnées du communiqué de presse de l’ODM. Ainsi interpellée, la juridiction a tenu audience pour chaque demande individuelle, et l’on sait aussi que les Juges de paix se sont concertés sur la position qu’ils allaient adopter.

Le SPOP s’est opposé à la remise en liberté, en invoquant une intervention du Conseiller d’Etat Philippe Leuba auprès de l’Office fédéral. Les Juges de paix ont cependant considéré qu’en l’absence de réponse formelle de l’ODM, une éventuelle reprise des vols durant le mois de mai, ressortant d’informations orales, ne pouvait être tenue pour établie. Dès lors que l’exécution du renvoi apparaissait impossible pour des raisons matérielles, la remise en liberté s’imposait. C’est ainsi que les détenus administratifs relevant du canton de Vaud ont été l’un après l’autre libérés.

Désavoué par la justice, le SPOP a manifesté une forte méchante humeur lorsque les personnes concernées se sont présentées librement à ses guichets pour effectuer les démarches indispensables pour obtenir un hébergement et toucher l’aide d’urgence. Il a aussi insisté auprès de l’ODM pour qu’il utilise la possibilité légale de recourir contre une de ces libérations. C’est ainsi que l’affaire a été portée devant le Tribunal fédéral, dont on attend encore la décision.

Le SPOP a justifié publiquement son acharnement en soulignant son opposition à ce que des personnes, dont certaines ont commis des délits, soient relâchées «dans la nature». Curieux raisonnement à plus d’un titre: tout d’abord, la détention administrative n’a rien à voir avec les délits, qui ont déjà fait l’objet d’une sanction pénale entièrement purgée; surtout, le SPOP reconnaît lui-même que les délinquants ne représentent qu’une partie des personnes concernées.

Etait-il justifié de garder coûte que coûte ces personnes en détention pour une durée indéterminée, alors que l’ODM avait annoncé la suspension des vols spéciaux? En principe, dans notre société, la liberté personnelle est un des biens les plus précieux. Il ne saurait être question de stocker des individus comme de simples marchandises en attente d’être expédiées. Il a fallu pourtant le courage et la détermination de juges cantonaux, et au préalable l’obstination d’un collectif militant, pour que ce principe élémentaire soit réaffirmé. Il est triste de constater que ces décisions vaudoises sont restées isolées, car les juridictions genevoises et neuchâteloises n’ont pas suivi la même analyse. Voilà qui est révélateur du niveau d’inhumanité atteint par la politique d’asile actuelle.

Christophe Tafelmacher

Commentaire: Genève impitoyable

Au moment où les juges de paix du Canton de Vaud prononcent systématiquement la libération des détenus placés par le Canton au centre de détention administrative de Frambois du fait de la suspension des vols spéciaux pour une durée indéterminée, Genève maintient en détention toutes les personnes placées sous sa juridiction. L’unique remise en liberté concédée par la Commission cantonale de recours en matière administrative – pendant genevois du Juge de paix – à un requérant kosovar est annulée le 12 mai par le Tribunal administratif genevois suite au recours de l’Office cantonal de la population.Les autorités du bout du lac refusent catégoriquement de prendre en compte ce que les associations de défense du droit d’asile considèrent être, au regard du droit, une impossibilité matérielle et juridique d’effectuer le renvoi. Les arguments avancés pour justifier cette décision sont similaires à ceux invoqués dans le canton de Vaud: premièrement, les autorités considèrent que rien ne permet de mettre en cause la volonté de l’ODM de reprendre les renvois. Fin mai, elle annonce d’ailleurs que l’organisation des vols spéciaux doit reprendre progressivement. Deuxièmement, les autorités laissent entendre que libérer les détenus de Frambois reviendrait à remettre dans la nature des personnes délinquantes.Dans une lettre adressée à la Conseillère d’Etat Isabelle Rochat, la Ligue Suisse des Droits de l’Homme (LSDH) met ainsi en exergue que «si les détenus de Frambois ont été l’objet, antérieurement à leur mise en détention administrative, d’une condamnation pénale, ils ont déjà purgé leur peine à ce titre». Considérer qu’ils sont maintenus en détention pour cette seule raison reviendrait «à accepter l’institution de la double peine en droit suisse, ce qui est contraire à la récente modification du code pénal».

Virginie Monnet et Orlane Versano, LSDH