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Notre regard

Et si j’avais été à leur place?

Linda Lahotte a effectué, du 6 décembre 2010 au 6 juin 2011, un stage d’assistante sociale au secteur réfugiés du Centre social protestant de Genève (CSP). Lors des entretiens individuels qu’elle a menés et auxquels elle a assisté, elle a été frappée par la force et les ressources qu’ont dû mobiliser ces femmes et ces hommes pour arriver en Suisse. Quid de notre capacité à en faire autant? Quid, surtout de la capacité de notre société à valoriser ces ressources ou du moins à en tenir compte. Linda Lahotte nous livre ses réflexions. (réd.)

Sur territoire helvétique, il existe un écart considérable entre le minimum vital d’une personne suisse, ou d’un étranger qui détient un permis B ou C et celui d’une personne au bénéfice d’une admission provisoire (permis F) ou qui attend patiemment que l’Office fédéral des migrations (ODM) statue sur son sort (permis N). Chiffres à l’appui, dans le canton de Genève, le barème pour un individu seul assisté par l’Hospice général est de CHF 977.- par mois. En comparaison, il est de CHF 451.- pour un demandeur d’asile – permis N ou F .

Des compétences inestimables

Il est tout de même assez dérangeant de considérer que l’une de ces personnes doit subvenir à ses propres besoins en ayant reçu moitié moins uniquement en raison de son statut. Cette personne vaut-elle moins qu’une autre? Non. Combien de compétences a-t-elle mobilisé pour fuir son pays!

« Nous avons quitté le Congo par l’Ouganda grâce à un prêtre. (…) J’ai marché pendant plus de 420 kilomètres car les aéroports étaient bloqués», raconte une réfugiée, qui a accepté de témoigner. Pour elle, « l’instinct de survie multiplie les forces: on a dû tout abandonner sur le chemin car les valises devenaient trop lourdes. Alors on utilisait les feuilles de bananier comme assiettes, on se servait des affaires laissées dans des maisons abandonnées, on se nourrissait avec de la canne à sucre».

Aurais-je moi-même été capable d’en faire autant? Aurais-je moi-même eu la force de tout abandonner, de tout perdre et de risquer ma vie? Les dangers sont réels, tout au long du parcours migratoire: «Une arme sur la tempe, ligoté, c’est d’avoir spontanément parlé dans ma langue maternelle qui m’a sauvé… », explique cet autre interlocuteur, qui a «fui la Côte d’Ivoire par le Mali par l’intermédiaire d’une connaissance dans la police», et qui s’est retrouvé «seul dans la forêt en débardeur et sans chaussures».

Ces expériences de vie me renvoient à une certaine humilité apparentée à une prise de conscience de ma propre chance. Il faut sans doute n’avoir plus rien à perdre pour entamer cet exil vers une destination bien souvent non choisie voire inconnue.

Dès lors, je pense qu’il serait dangereux voire dévastateur de taire les traumatismes et les souffrances liés à la mobilisation excessive et épuisante de leurs ressources personnelles. Je suis même convaincue que, dès leurs premières foulées sur le sol helvétique, les demandeurs d’asile ont avant tout besoin de se sentir en sécurité dans un environnement empreint de stabilité pour libérer leur parole. Et qu’il nous revient, à nous, travailleurs sociaux, de leur faciliter la tâche.

Du rôle des travailleurs sociaux

En revanche, je ne suis pas certaine que, dans la procédure d’asile, le déroulement des auditions soit favorable à l’expression et à la reconnaissance des violences subies par les personnes en exil. Pire encore, il me semble que, sur le plan des conditions d’accueil, la manière dont sont traités les demandeurs d’asile en Suisse nuit à leur santé. Quand la démarche de l’autorité, qui cherche à vérifier la validité de la demande d’asile, consiste à nier et mettre en doute les violences subies et les causes de l’exil, c’est l’intégrité de la victime qui est une nouvelle fois blessée.

Dès lors, comment est-il possible d’attendre qu’une personne se projette dans ce nouvel environnement? Une intégration qui a des chances de réussir est un processus qui commence par reconnaître l’autre dans on identité, pour lui permettre de faire le deuil de toutes ses pertes individuelles et collectives liées à l’abandon de son pays, voire de sa famille: «En plus de difficultés liées à l’intégration, je suis restée trois ans ans savoir qui j’étais», relève une de mes interlocutrices. Elle explique:

«Je suis arrivée en Suisse malade, vidée et complètement désorientée. J’avais besoin de prendre du temps pour à nouveau m’approprier ma situation. J’étais à la fois choquée, mais je devais aussi pouvoir m’adapter à ce nouveau système».

Ces propos montrent à la fois une perte d’identité profonde, un besoin de panser – et de penser – ses blessures pour se réapproprier son existence (3).

Les dispositifs actuels ne permettent pas aux personnes réfugiées en Suisse de mobiliser leurs ressources. De surcroît, ils coupent notre société de compétences inestimables que ces femmes et ces hommes sont prêts à offrir à leur pays d’accueil.

Les demandeurs d’asile ne manquent pas de ressources, c’est la procédure d’asile qui manque cruellement d’humanité.

Linda Lahotte


Notes:

(1) A noter que les personnes déboutées ou victimes d’une Non-entrée en matière (NEM) sont cantonnées à une aide d’urgence équivalente à CHF 10.- par jour par personne – un montant qui se réduit à mesure que la famille grandit.

(2) « Troubles psychiques: pas de soins pour les sous-hommes« , Yves Brutsch, Vivre Ensemble, n°131, février 2011.

(3) « Réflexion | L’apprentissage du français en question« , Danielle Othenin- Girard, Vivre Ensemble n°123, juin 2009.