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Documentation

Le Courrier | L’asile dans les Grisons

Asile: les Grisons, laboratoire de la désintégration

Anticipant les durcissements de la loi, le canton des Grisons a créé il y a plusieurs années déjà un centre pour les requérants dits récalcitrants. Les déboutés sont placés quant à eux dans un foyer à 1300 mètres d’altitude et ne reçoivent pas un sou. Une expérience du bannissement qui se prolonge parfois plusieurs années. Reportage.

Article paru dans Le Courrier le samedi 5 janvier 2013, écrit par Michaël Rodriguez. L’article est disponible online sur le site du Courrier.

Un haut grillage cerne les cinq containers posés sur un terrain en friche, dans une zone artisanale et commerciale de la petite ville grisonne de Landquart. Le portail de métal est ouvert, mais un panneau avertit les visiteurs par définition indésirables: le périmètre est interdit aux personnes non autorisées sous peine d’amende salée et de poursuites judiciaires.

Il ne s’agit pas de protéger un quelconque chantier ni les activités d’un laboratoire secret, mais les expérimentations dissuasives de la politique d’asile grisonne. Nous sommes au «Minimalzentrum» (centre minimal) de la Waldau, à une dizaine de minutes à pied du centre de Landquart. Ces containers logent des requérants d’asile «récalcitrants», dont le comportement dans les foyers ordinaires est jugé perturbateur.

La patte de l’UDC

Alors que les Chambres fédérales ont décidé l’automne dernier la création urgente de centres pour les requérants d’asile délinquants et récalcitrants, le canton des Grisons a pris les devants il y a plus de trois ans. Principal artisan de ce système: Heinz Brand, alors chef du Service cantonal de la migration et actuel conseiller national UDC. Minimal, le centre de la Waldau l’est à bien des égards. Ses «hôtes» sont privés de l’aide sociale usuelle et reçoivent une aide d’urgence de quelque 7 francs par jour. Ils dorment à six dans des containers de 12 mètres carrés. Sans encadrement social ni surveillance: à la Waldau, il n’y a pas de personnel permanent. Le chef du «centre de départ» de Valzeina, situé à quelque dix kilomètres de là, dans la montagne (lire en page 3), descend généralement une fois par jour à Landquart pour y amener l’aide d’urgence en espèces. C’est lui aussi qui décide si un requérant d’asile a besoin de soins médicaux.
Le règlement du centre oblige les requérants à être présents tous les jours de 16h30 à 18h, moment de l’arrivée du chef, faute de quoi ils ne recevront pas leur pécule de survie. Ils se font à manger eux-mêmes, dans un container séparé servant de cuisine et de salle à manger. Une autre baraque abrite des toilettes et une douche. Depuis qu’un résident a mis le feu au centre, les autorités l’ont équipé d’un extincteur.
Les visites sont dans tous les cas interdites à la Waldau – sauf bien sûr celles de la police et des employés du Service de la migration, qui peuvent procéder en tout temps à un contrôle des chambres. Mais le paradoxe, c’est que ce dispositif sécuritaire ne protège guère les requérants d’asile. Les portes des containers ne ferment pas – pas même de l’intérieur -, de sorte que d’éventuels voleurs ou agresseurs pourraient entrer à la Waldau comme dans un moulin. Les autorités cantonales justifient cette pratique par la nécessité d’éviter des luttes de pouvoir entre les hôtes du centre.

Fréquents incidents

«Mettre ensemble dans un container des gens qui posent problème, sans encadrement, ce n’est pas un concept», tranche Guido Stirnimann. Cet agriculteur est l’une des chevilles ouvrières de l’association d’aide aux requérants d’asile Miteinander Valzeina (littéralement, «les uns avec les autres à Valzeina»). De fait, les incidents ne sont pas rares à la Waldau. «Un jour, un nouveau est arrivé ici et je lui ai expliqué que, s’il cuisinait, il devait laver son assiette», relate Jim*, un Nigérian rencontré en décembre dernier. «Il s’est mis à crier et à me frapper. J’ai appelé la police et il a été transféré ailleurs.»
Parfois, les conséquences sont plus graves. «Un Algérien avec de gros problèmes psychiques a été envoyé à la Waldau, se souvient Guido Stirnimann. Il a agressé deux Somaliens jusqu’à mettre leur vie en danger. Mais il a pu revenir à la Waldau, où il s’est à nouveau retrouvé avec un Somalien. Il n’a même pas été placé en détention préventive ni jugé! Les autorités disent que le déroulement des faits n’est pas suffisamment bien établi…»
Le canton chercherait en fait à pousser les perturbateurs dans les zones grises du système.  «La prison coûte trop cher, alors les autorités préfèrent qu’ils disparaissent dans la nature», avance Guido Stirnimann.
Le militant rapporte que le canton aurait même payé des billets de train jusqu’à la frontière, voire jusqu’à Milan, pour se débarrasser de certains requérants déboutés. «Jusqu’à Milan, je ne crois pas», rétorque Georg Carl, responsable du secteur asile au Service cantonal de la migration. «Il nous arrive de donner des cartes journalières – la Confédération le fait aussi – mais seulement lorsque la personne peut entrer légalement dans un pays voisin.»
*Prénom d’emprunt

Mais la solidarité s’organise…

Lorsque le petit village de Valzeina apprend par les médias, en décembre 2006, que le canton s’apprête à ouvrir un foyer pour requérants d’asile au Flüeli, c’est le choc. Les habitants se mobilisent pour tenter d’empêcher ce projet, et la commune nomme un groupe de travail chargé du dossier. «Dans ce groupe de travail, il y avait deux camps, se souvient Guido Stirnimann: ceux qui ne voulaient tout simplement pas de requérants d’asile, et ceux qui trouvaient inhumain de les isoler au Flüeli.» Les seconds fondent, en décembre 2007, l’association Miteinander Valzeina, dans l’idée de travailler «les uns avec les autres» plutôt que les uns contre les autres.
Cinq ans plus tard, l’association est toujours active. Elle organise régulièrement des rencontres autour d’une soupe ou d’un café et des projections de films à l’école du village, offre aux requérants d’asile de quoi améliorer un peu leur maigre ordinaire: vêtements, nourriture, cartes de téléphone, etc. Elle les aide aussi à avoir accès à un conseil juridique. En 2011, Miteinander Valzeina a reçu le prix Paul Grüninger, qui récompense «des actes humanitaires exceptionnels, de courage particulier et d’absence remarquable de préjugés». L’association envisage d’utiliser une partie de l’argent du prix pour tenter de contrer, par le biais d’un avocat, la pratique douteuse du canton en matière de cas de rigueur (lire ci-contre).

L’histoire de Miteinander Valzeina est loin d’être un long fleuve tranquille. L’association a été, surtout à ses débuts, très mal vue des autorités grisonnes, qui lui reprochaient d’entraver leur système de dissuasion. A plusieurs reprises, elle a été menacée d’une plainte pour incitation au séjour illégal, un délit puni d’un an de prison, voire de cinq ans s’il est commis dans le cadre d’une association fondée dans ce but. Récemment, Guido Stirnimann s’est vu reprocher d’héberger chez lui une Erythréenne. «Cette femme avait tenté de se suicider et a suivi un traitement psychiatrique. Pour nous, il était impossible qu’elle retourne au Flüeli donc nous l’avons hébergée. Le canton nous a menacés d’une plainte. Nous avons répondu: ‘très bien, allez-y, comme cela un juge tranchera!’». Les autorités ont finalement renoncé à toute poursuite lorsque le renvoi de l’Erythréenne a été suspendu par Berne. Début décembre, cette femme et son mari ont obtenu une admission provisoire.
L’association compte actuellement 50 membres, dont une dizaine de familles de Valzeina. Une réussite, quand on sait que la région, le Prättigau, est un bastion de l’UDC. «Les partisans de l’UDC au village se sont toujours comportés avec une certaine retenue, note Guido Stirnimann. Mais petit à petit, j’ai l’impression que le climat se détériore.»

Envie de soutenir l’association Miteinander Valzeina? Vous pouvez commander une « carte cumulus solidarité » (en allemand seulement). A chaque fois que vous faites des achats à la Migros en montrant la carte solidarité, l’association Solikarte reçoit vos points…