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La Cité | Ségrégation, mode d’emploi

Dans les trains qui, depuis la frontière terrestre avec la Turquie, conduisent les migrants vers Athènes, la séparation avec les habitants est devenue une pratique courante. Reportage sur la ligne qui relie Orestiada à la capitale grecque.

Paru dans La Cité le 9 novembre 2012.

Texte de Cristina Del Biaggio, photos d’Alberto Campi

Orestiada est la première ville grecque que les migrants croisent après avoir traversé la frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie. Sur le quai de la gare, les contrôleurs de train se démènent pour que les migrants prennent place dans le wagon arrière, plongé dans le noir, alors que les habitants, des Grecs pour la plupart, s’assoient librement dans le wagon devant, éclairé à souhait.

Les migrants arrivent généralement dans la soirée, et ils s’éloignent uniquement pour effectuer de petits achats — pain-carré, boissons, biscuits — dans un supermarché non loin de là. Ils passent la nuit sur les bancs autour de la gare et, le matin très tôt, ils prennent le premier train, à 5h14, en direction d’Alexandroupoli. Une fois à Alexandroupoli, ils sautent dans celui de 15h43 pour Salonique. De là, ils embarquent dans le train pour Athènes, qui arrivera le lendemain à 5 heures.

A l’aube du 15 juillet dernier, au cours de notre enquête-reportage* dans ce pays laminé par une crise sans précédent, les migrants somnolent encore dans leurs couchettes de fortune à Orestiada. Après avoir observé pendant toute la semaine les tribulations de ces voyageurs à la recherche d’une vie meilleure, nous décidons de faire le voyage vers la capitale en leur compagnie. Dès que le bruit du train en provenance de Nea Vyssa se fait entendre, tout le monde se lève. Le chant du coq est couvert par les sons de langues exotiques. Les migrants attrapent leurs affaires et tous se préparent à monter dans le train.

Mais la voix du contrôleur les arrête: «You cannot take this train. Take the train at 12:20!» (Vous ne pouvez pas prendre ce train, prenez celui de 12h20!), tandis que les habitants d’Orestiada se partagent sans encombre les sièges vacants. C’est dimanche, et ils se rendent à la mer profitant de la fraîcheur du petit matin. Le contrôleur, qui interdit ainsi ouvertement aux migrants d’accèder aux wagons, explique que «pour eux c’est égal», vu qu’en prenant le train de 12h20, sous un soleil de plomb celui-là, ils auront une correspondance juste après pour Salonique.

Nous protestons que c’est leur droit de pouvoir prendre le train qu’ils veulent, du moment qu’ils paient le billet et que la place ne manque visiblement pas dans les wagons. «Il y a une famille avec des petits enfants!», fait-on remarquer, avec insistance, au responsable qui décide, du coup, de faire monter ce groupe familial composé d’une quinzaine de membres, mais «uniquement celui-ci», prévient-il.

Les autres migrants sauteront sur l’occasion, profitant de l’inattention du contrôleur en train de vérifier minutieusement les white papers de cette nombreuse famille. Ils se faufilent derrière son dos et se glissent dans le train. Pour ces migrants, c’est un aperçu de ce qui les attendra à Athènes: être considérés et traités comme des citoyens de deuxième classe.

Le voyage se poursuit jusqu’à Alexandropouli. Dans le train pour Salonique, les migrants ont, cette fois-ci, des places réservées. Le contrôleur ne les empêche pas de monter mais les dirige vers les deux derniers wagons. Petit à petit, sans que personne ne dise mot, sans que personne ne s’indigne, ni les migrants, qui ne comprennent pas vraiment ce qui leur arrive, ni les passagers locaux qui sont probablement «soulagés» de ne pas s’asseoir à côté d’étrangers, les rames du train se partagent selon la couleur de la peau.

Dernière liaison: Alexandropouli — Athènes. Les migrants montrent leur ticket au contrôleur qui, gentiment mais fermement, les conduit vers le dernier wagon. Troisième train, troisième contrôleur, même résultat: les «Blancs» devant, les «Noirs» derrière. Le drame de la ségrégation raciale se consomme, sous les yeux de tous, dans des entités sous le contrôle de l’état, tels que les liaisons ferroviaires. Une pratique à laquelle nous ne pensions de loin pas assister dans un pays membre de l’Union européenne (UE).

La ségrégation dans les transports publics est symboliquement très forte. Il suffit de rappeler la portée politique des mouvements de protestation et de lutte pour les droits civiques qui ont eu lieu sous les régimes ségrégationnistes, tels l’Afrique du Sud durant l’apartheid ou les Etats-Unis jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle. Souvenez-vous: Johannesburg, 1957. Marie-Louise Hooper, une activiste étasunienne qui a lutté contre l’apartheid, écrit un article (1) sur le boycott collectif, qui a commencé le 7 janvier de cette année mémorable.

Pour la première fois, les Noirs s’organisent pour protester contre l’augmentation du prix du billet de bus. «Azikhwelwa!» criait la foule: «Nous ne roulons pas.» Ainsi, Hooper estime que 60 000 personnes ont marché, parfois jusqu’à vingt kilomètres par jour, du lieu de domicile au lieu de travail, et ce pendant trois mois. Jusqu’au moment où le gouvernement décide de retirer son projet de hausse des tarifs. Cette action collective est considérée comme l’élément déclencheur de la lutte anti-apartheid. En choisissant la marche, les Noirs «votaient avec leurs pieds», souligne Ruth First, activiste sud-africaine dans un article de 1957 (2).

Changement de continent. Ville de Montgomery, Alabama. Deux ans avant les faits sud-africains, une femme noire devenue depuis l’icône des civil rights, Rosa Parks, refuse de laisser sa place assise dans un bus à un homme blanc. Elle est arrêtée pour violation du chapitre 6, alinéa 11 du code racial de la ville de Montgomery. Celui-ci oblige tout passager à céder ou à prendre la place «assignée par la race à laquelle il appartient» (3).

La nuit suivante, cinquante dirigeants de la communauté afro-américaine, parmi lesquels figurait Martin Luther King, se réunissent et discutent des actions à mener suite à l’arrestation de Rosa Parks. Comme pour le cas sud-africain, les protestations contre les transports publics sont le déclencheur d’une lutte sociale et politique de grande envergure.

Alors qu’aux états-Unis et en Afrique du Sud, il serait aujourd’hui impensable de rétablir la ségrégation dans les transports publics, elle surgit dans un état de l’UE, où elle est en passe de devenir, selon nos sources mais aussi sur la base de nos observations sur le terrain, une pratique courante. Et ce n’est pas tout car, aujourd’hui en Grèce, à la séparation ethnique dans les trains s’ajoute une pratique de création de zones urbaines, aux frontières floues et changeantes, et de «confinement» des migrants. Des zones qui, selon la définition du sociologue Loïc Wacquant, peuvent être assimilées à des «ghettos», en tant qu’instrument de fermeture et de contrôle (4). Dans les villes d’Athènes et de Patras, ces «ghettos», d’où les migrants n’osent pas sortir et où le contrôle s’effectue par la violence de la police et des escadrons néonazis, sont plus ou moins permanents.

Ce sont notamment les quartiers du centre ville d’Athènes qui sont concernés, où une majorité de migrants arrive tant bien que mal à se loger, ainsi que les zones traditionnellement investies par les arrivants, telles que le pont situé entre la gare et le siège d’Aube dorée, qui abrite des Maghrébins sans domicile fixe. Ou encore le parking utilisé comme habitation par les Afghans à Patras, et la forêt d’eucalyptus, proche du port, où campent les Africains.

Sans oublier les champs d’oliviers occupés par les Afghans dans la périphérie de Patras. C’est dans l’un de ces oliviers qu’un groupe d’Afghans nous a offert notre dernier repas avant de rentrer en Suisse: du riz au citron avec du poulet, servi à l’ombre des arbres. Une oasis de calme dans une ville dominée par la violence.

Dans tous ces lieux, il n’y a pas de mixité. Rares sont les Grecs qui y mettent le pied, car ces zones sont considérées «dangereuses» du seul fait de la présence des migrants. Cette ségrégation ethnique est en grande partie due à la représentation que les Grecs ont des «quartiers de migrants», mais elle est également le fruit de la «chasse à l’homme» que subissent les étrangers, contraints de se déplacer ainsi dans d’autres quartiers, rejoignant les communautés déjà installées dans ces endroits.

Dans la ville d’Athènes se dessinent alors des «no-go areas», où la probabilité de se faire attaquer par des groupes de racistes ou par les policiers est très élevée. Ces lieux se situent au cœur même de la capitale, autour des quartiers d’Omonia, Attica, Victoria Square et Agios Panteleimonas. C’est dans ce dernier que nous avons été bousculés par un couple de tenanciers d’un kiosque à tabac et de journaux, au motif que nous n’étions pas Grecs… Quelques mois auparavant, les habitants aidés par les miliciens de l’Aube dorée, tolérés par la police, ont procédé au «nettoyage» de tous ces quartiers. Maintenant, plus personne n’a le droit de les «salir».

TEMOIGNAGES INEDITS

A Patras, la violence se concentre surtout dans les campements de migrants autour du nouveau port, inauguré en 2011 et d’où il est désormais devenu impossible pour les migrants de fuir vers l’Italie. Les récits récoltés sur place font état de violences assimilables à de la torture pour toute personne surprise en train de monter sur un camion s’embarquant pour la Péninsule italienne.

Les autorités portuaires, appelées emblématiquement «commando» par les migrants, utilisent régulièrement des tasers contre des détenus menottés, ainsi que des chiens sans muselière mordant les jambes des prisonniers. Un Afghan raconte comment un Soudanais a été tué par le «commando»: «Je l’ai vu courir, pourchassé par une voiture conduite par des membres du ‘commando’. Elle a accéléré et heurté le fuyard, qui est mort sur le coup. J’ai demandé: ‘Pourquoi l’avez-vous tué?’. Ils ont répondu: ‘Nous ne l’avons pas tué, il est tombé’». Ce jeune Afghan, témoin de la scène, se dit certain qu’il ne s’agissait pas d’un accident mais d’un geste volontairement meurtrier: «I saw that the commando hit him, with his car» (J’ai vu le commando le percuter avec leur voiture).

Les rondes des miliciens de l’Aube dorée, les descentes des policiers dans les logis des migrants, ainsi que les abus de pouvoir exercés par les autorités rendent la vie (presque) impossible aux migrants qui comprennent rapidement qu’ils ne sont pas les bienvenus dans le pays. Le calvaire commence une fois passée la fameuse frontière entre la Grèce et la Turquie. Ceux qui se font attraper par la police, les gardes-frontière ou les militaires sont accompagnés au centre de détention (et d’enregistrement) de Fylakio, où ils sont priés de se séparer de leurs téléphones portables. Ceux qui ne se font pas arrêter se présentent spontanément au poste de police le plus proche, souvent à Orestiada.

La procédure d’enregistrement dans les centres de détention comporte l’envoi des empreintes digitales à l’Eurodac de Lyon, base de données européenne dotée d’un système automatisé de reconnaissance, introduite avec les accords de Dublin en 2003. Cette procédure est en général très brève, à moins que le migrant ne demande l’asile politique. Dans ce cas, il restera quasi certainement enfermé dans le centre de Fylakio durant six mois, période de détention maximale pour les demandeurs d’asile (5).

Au terme de la procédure, ceux qui ne demandent pas l’asile obtiennent le «white paper» — un document qui est censé obliger les migrants à quitter le pays dans les trente jours. Mais tous partent aussitôt vers le sud de la Grèce pour se rendre à Athènes, leur destination finale. Là où ils croient trouver du travail, là où des amis ou des membres de la famille les attendent. Deux options s’offrent à eux pour se rendre dans la capitale: le bus depuis le centre de détention de Fylakio (prix: 80 euros) (6), ou le train depuis Orestiada (prix: 42 euros).

La frontière qui divise la Grèce et la Turquie, zone par laquelle transitent 40% des migrants dits illégaux pour rentrer dans l’Espace Schengen, n’est pas la seule frontière à laquelle les migrants sont confrontés. La séparation, voire la «ségrégation», se poursuit dans les zones urbaines. Ainsi, le contrôle du passage entre la Grèce et la Turquie fait partie d’un «dispositif frontalier» plus vaste, comme l’appellent les chercheurs Didier Bigo, Riccardo Bocco et Jean-Luc Piermay, auteurs de l’article «Logiques de marquage: murs et disputes frontalières», paru en 2009 dans Cultures & Conflits (7).

Ce dispositif transforme la ligne de démarcation entre deux pays en quelque chose qui la dépasse et l’englobe en même temps. Reste que les migrants ne veulent pour la plupart pas rester en Grèce, comme le montre ce jeu de mots d’un migrant d’origine marocaine: «Grèce = Euro-pas». La Grèce tout entière est pensée et vécue par les migrants comme une «barrière» à franchir. Une vaste zone-tampon où règne, en ce moment, un état d’exception, selon les mots du philosophe italien Giorgio Agamben, et de ségrégation permanent.

 

1. Mary-Louise Hooper, «The Johannesburg Bus Boycott», Africa Today, Vol. 4, N°. 6, 1957, pp. 13-16.
2. Ruth First, «The bus boycott», Africa South, 1957, pp. 55-64, online:
www.disa.ukzn.ac.za/webpages/DC/asjul57.10/asjul57.10.pdf
3. www.archives.state.al.us/teacher/rights/lesson1/doc1.html
4. Loïc Wacquant, «Les deux visages du ghetto. Construire un concept sociologique»,
Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 5, n. 160, 2005, pp. 4-21.
5. Didier Bigo, Riccardo Bocco, Jean-Luc Piermay, 2009, «Logiques de marquage:
murs et disputes frontalières», Cultures & Conflits, 73, pp.7-13.
6. Une témoin raconte que Ktel, la compagnie nationale de bus, selon des chiffres qui lui ont été fournis par un chauffeur, a transporté en 2011 quelque 35 000 migrants de Orestiada à Athènes. Ce transport de migrants a valu à Ktel une somme équivalent à environ 2,8 millions de euros.
7. Rapport «Walls of shame» de ProAsyl (2012), online: http://www.proasyl.de/fileadmin/fm-dam/q_PUBLIKATIONEN/2012/Evros-Bericht_12_04_10_BHP.pdf