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Notre regard

Ecole autonome de Bienne | Apprendre pour être libre

ecoleautonomeC’est un lundi soir au début de l’hiver. Khalid, Dawa, Karma et moi sommes assis autour d’une table au salon de la «Villa Fantasie». Cette ancienne villa au centre-ville de Bienne appartient aujourd’hui au Centre Autonome de Jeunesse (CAJ). Depuis bientôt une année, le CAJ nous met à disposition la grande salle pour nos cours d’allemand hebdomadaires. Les murs de la salle sont peints de toutes les couleurs, décorés d’affiches et munis d’un  grand tableau noir. Une bonne dizaine de tables, une quarantaine de chaises et quelques canapés encombrants sont dispersés dans la chambre. L’intérêt pour les cours est tel que parfois les chaises manquent.

Nous nous sommes réunis ici en dehors des cours pour élaborer une brochure d’information sur l’école autonome. Mais la tâche s’avère difficile: nos idées sur ce que représente l’école autonome ne sont pas vraiment les mêmes. «C’est une école gratuite pour apprendre l’allemand, créée et gérée par de jeunes bénévoles motivés, qui aident les étrangers à mieux s’intégrer ici», propose Dawa, un jeune homme tibétain au visage rond et tendre. Il enchaîne avec une série d’éloges sur nous, les professeurs.

Les idées que Dawa exprime à propos de l’école autonome me mettent un peu dans l’embarras. L’école autonome est sensée être un projet collectif. Nous, ceux que Dawa nomme les «professeurs», sommes soucieux de ne pas reproduire les hiérarchies classiques qui marquent souvent les relations entre élève et professeur et aussi parfois entre étrangers et ressortissants suisses. Le dilemme et l’ironie de la situation est là: Comment prétendre vouloir m’extraire de telles relations asymétriques, si je refuse de prendre le rôle qu’ils m’attribuent? «Pour moi, l’école autonome, c’est quelque chose un peu différent», je commence, et j’explique aux autres dans quel esprit l’école autonome avait été fondée, il y a trois ans, par quelques personnes issues des milieux alternatifs et autonomes à Bienne.

L’initiative de la création de cette école est née d’un mouvement d’indignation autour d’un cas de traitement abusif par les autorités d’un jeune africain. Il s’agissait d’un requérant d’asile originaire de la Côte d’Ivoire, qui vivait déjà depuis huit ans en Suisse et travaillait sans rechigner pour pouvoir garder son indépendance financière. Si depuis cinq ans, son séjour a été régularisé, il devait quand même passer ses rares vacances en prison pour purger une peine infligée pour séjour illégal antérieur. Ne parlant pas l’allemand, il ne pouvait  lire les documents qui lui étaient envoyés par les autorités bernoises et ne pouvait se défendre avec des mots face au traitement irrespectueux que lui faisaient subir les policiers. Comprendre la langue, se disaient alors les initiants de l’école, constitue le premier pas pour pouvoir se défendre. Avec l’école autonome, ils voulaient créer un espace de solidarité, dans lequel des êtres humains de toutes sortes et origines peuvent s’insérer pour partager leurs savoirs et leurs connaissances, et ainsi se munir de la capacité d’agir et de résister.

Autonome? qu’est-ce à dire?

«Eh, mais en fait, qu’est-ce que ça dit « autonome »?», m’interrompt Khalid avec son allemand un peu rudimentaire dont il se sert néanmoins avec beaucoup de confiance. Khalid, un jeune homme grand et costaud, vient d’Afghanistan et vit dans un centre pour requérants d’asile à Soleure depuis deux ans. Une école autonome, c’est une école indépendante des structures étatiques, des institutions religieuses et caritatives. C’est un espace autogéré, où les décisions sont prises collectivement.

«Nous décidons ensemble de ce qui nous semble utile à apprendre. Bref, l’école autonome, c’est nous tous.»

Karma, originaire du Tibet, s’enthousiasme en anglais: «Oui! C’est ça! C’est un espace d’amitié, de solidarité! Un espace qui est à l’abri de la politique, où tout le monde peut se sentir bien.» Et il ajoute, avec théâtralité: «Et… c’est un espace d’échange culturel! Nous pouvons faire connaissance des autres cultures et partager la nôtre! Par exemple, je vous montre comment faire la cuisine tibétaine, et toi [il prend le bras de Khalid], tu me montres la danse afghane!»

«Moi? Danser?!»

Khalid ne comprend pas cette avalanche de mots en anglais. D’un air perplexe, il regarde du haut de son mètre nonante ce petit homme osseux près de la cinquantaine, qui lui tient toujours son bras et le regarde avec des yeux brillants. Il se tourne vers moi, et me demande tout étourdi: «Quoi? Qu’est-ce qu’il veut, que je fasse?! Moi? Danser?! ». Puis, tous en même temps, on éclate de rire.

Cela n’aura pas été notre dernière réunion pour la brochure. Tout comme l’école autonome, il s’agit d’un projet qui se construit pas à pas. L’ami ivoirien a depuis longtemps cessé de venir aux cours. Mais l’information a vite passé de bouche à oreille et chaque mercredi de nouvelles personnes rejoignent les cours. Divers projets ont vu le jours: vente de nourriture tibétaine, fête de l’école, … Et des nouvelles activités sont en planification. Les participants sont impatients d’apprendre l’allemand, mais surtout heureux de se retrouver sur cette petite île au milieu de Bienne, qui, comme m’a dit un des participants, est un «endroit pour se ressourcer et guérir un peu». Même si nous ne sommes pas tous forcément d’accord sur ce que représente l’école autonome de Bienne, elle reste un lieu d’entre-connaissance, d’apprentissage et de joie.

Quand nous sortons de la villa, il pleut des cordes. Khalid se marre toujours:

«Tu sais, chez nous, il y a pas des écoles comme ça!».

Karma lui tend son parapluie. C’est une drôle d’image que de les voir partir en direction de la gare: Karma marche sur la pointe des pieds pour tenir le parapluie au-dessus de la tête du jeune Afghan.

Sophie Hodel