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Notre regard

La «logique des camps» de la politique suisse d’asile

Le 28 septembre 2012, le Parlement suisse a voté la création de «centres spécifiques» où pourront être hébergés les requérants d’asile «qui menacent la sécurité et l’ordre publics ou qui, par leur comportement, portent sensiblement atteinte au fonctionnement des centres d’enregistrement». Contrairement aux «centres de détention», l’objectif des centres spécifiques n’est pas en lien avec la mise en œuvre de la décision de renvoi. Il s’agit plutôt de neutraliser et d’isoler des personnes considérées comme menaçantes ou simplement perturbatrices. Le projet de créer des «centres pour récalcitrants» n’est pas une idée nouvelle. Toutefois, sa concrétisation s’était jusque là heurtée aux normes européennes, et plus particulièrement à l’article 5 de la Convention européenne des Droits de l’homme (CEDH) qui garantit le droit à la liberté. Alors que la population suisse est appelée à se prononcer sur cette mesure le 9 juin prochain, nous interrogeons ici les limites que pose cette Convention aux futurs « centres spécifiques pour récalcitrants». 

C’est lors de la révision de 2005 de la LAsi, qu’est discutée pour la première fois au Parlement la création de centres fermés afin d’héberger des requérants «récalcitrants», dont le comportement est jugé inadéquat par l’administration ou qui refusent de collaborer avec les autorités. Le Conseiller fédéral Blocher – bien qu’avouant une grande sympathie pour la mesure proposée – appelait à la rejeter, du fait de l’arbitraire institué par la notion floue de «récalcitrant», et plus encore de son incompatibilité avec la CEDH. Son article 5-1-f admet en effet la privation de liberté pour empêcher des personnes d’entrer illégalement sur le territoire ou dont la procédure de renvoi est en cours. Seule une condamnation pénale devrait pouvoir mener à la privation de liberté aux fins de neutralisation d’éléments perturbateurs ou menaçants. La création de tels centres sera alors rejetée par une large majorité du Parlement.

Cette proposition reviendra dans l’arène parlementaire lors des derniers débats visant à modifier la LAsi. Contrairement à la proposition de 2005, la mesure adoptée par le Parlement ne prévoit pas la création de centres complètement fermés. Elle n’apparaît donc pas directement incompatible avec la CEDH. Néanmoins, plusieurs formes de restrictions de liberté sont envisagées dans le cadre de ces centres. La première consiste à placer les « centres spécifiques » en des lieux particulièrement isolés et difficiles d’accès, ce qui implique de facto une restriction de la liberté de mouvement des personnes y étant hébergées. La seconde consiste à renforcer le contrôle et la sécurité prévus au sein des centres, dont découlent des restrictions de liberté – en termes de présence obligatoire – plus grandes que celles imposées actuellement au sein des centres d’enregistrement «semi-fermés». La dernière forme de restriction de liberté provient de la possibilité octroyée aux cantons d’ordonner – au titre de l’article 74 de la loi sur les étrangers – une assignation à résidence ou une interdiction de pénétrer dans une région déterminée aux personnes placées dans ces centres. Bien qu’elles n’instituent pas explicitement de restrictions à la liberté de mouvement des personnes, on est en droit de se demander si ces diverses formes de restriction de liberté ne contreviennent pas aux limitations imposées par la CEDH concernant le droit à la liberté. La détention n’est pas seule concernée par le système juridique européen qui encadre les restrictions à la liberté de mouvement. L’article 2 §1 du protocole additionnel n°4 à la CEDH prévoit que « [q]uiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un Etat a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence ». La Suisse n’ayant pas ratifié ce protocole, il ne lui est donc pas opposable en tant que tel.

Un centre peut en cacher un autre: la détention en centre ouvert

D’un point de vue juridique, que l’on parle de centres, de camps, de prisons ou de lieux d’accueil n’est pas déterminant en soi. La détention n’est pas une affaire de mots, mais de faits. Pourtant, lorsqu’il s’agit de définir ce qui est permis de ce qui ne l’est pas, ou de distinguer l’atteinte à la liberté de mouvement de la détention, la limite n’est pas toujours évidente. La création de centres spéciaux ouverts destinés à héberger les « récalcitrants » ne fait pas exception. On ne peut a priori et de façon absolue conclure à leur conformité à l’article 5 CEDH. En effet, l’isolement, la surveillance et les restrictions de la liberté de mouvement, lorsqu’ils atteignent ensemble un certain niveau d’intensité, peuvent être contraires à cet article ou à d’autres engagements de la Suisse en matière de droits humains.

Dans l’affaire Guzzardi c. Italie , les juges de la Cour européenne des droits de l’homme avaient eu à établir si le confinement du plaignant sur une petite parcelle non clôturée d’une île, avec l’obligation de s’annoncer auprès des autorités plusieurs fois par jour, l’interdiction de quitter sa parcelle sans autorisation préalable et avec des possibilités de communication restreintes, tombait sous le coup de l’article 5 CEDH. Le cumul de tous ces facteurs avait conduit les juges à conclure qu’il s’agissait là de détention, malgré le fait que son lieu d’hébergement était ouvert.

Cette affaire, vieille de plus de trente ans, est certes très différente de la situation dont il est question dans cet article. Cependant elle est instructive à bien des égards et devrait éclairer les personnes chargées de mettre en œuvre l’article 26 LAsi. Si le seuil établi par les juges pour qu’un centre ouvert tombe sous le coup de l’article 5 CEDH peut sembler très haut, certaines mesures proposées pourraient s’en approcher dangereusement.

A l’heure où le gouvernement suisse a présenté des excuses officielles aux victimes d’internement administratif en raison de comportements jugés contraires à la morale et ordonné la mise en place d’une commission d’enquête pour faire la lumière sur cette page de l’histoire de la Suisse, il est étonnant de voir ce même gouvernement créer un système fort similaire à l’encontre des demandeurs d’asile. Il s’agit à nouveau de neutraliser la menace que représenteraient certaines personnes pour l’ordre établi en les isolant du reste de la société.

Bien que le placement au sein de ces «centres spécifiques» implique différentes formes de restriction de liberté, il sera bien plus difficile de les faire reconnaître en invoquant le droit à la liberté que si le requérant avait été placé dans un centre de détention.

Anne-Cécile Leyvraz et Clément de Senarclens
Membres d’Out][Box – réseau de jeunes chercheur-e-s en études des migrations