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Notre regard

Durcissement du droit d’asile et de la politique migratoire : c’est rentable!

Interview réalisé par Carlo Ruzza, Gauche Anticapitaliste

Le 9 juin, le peuple suisse devra se prononcer sur un nouveau durcissement de la Loi sur l’Asile. La Suisse n’est pas seule dans cette démarche de durcissement du droit d’asile et, en général, d’hostilité face au phénomène migratoire. Avec l’aide d’Alain Morice, anthropologue, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), chercheur à l’Urmis (Unité de recherche Migrations société, Université Paris Diderot) et membre de l’association Migreurop [voir le site migreurop.org], rencontré lors de sa venue pour un cycle de conférences organisé au Centre Fries, Fribourg, le 13 mai dernier, nous faisons le point de l’état actuel de notre politique.

Comment décririez-vous la prise de position actuelle de la Communauté européenne en matière de politique migratoire ?

Il semblerait que la politique européenne cherche de plus en plus à organiser la planète, et en particulier les pays limitrophes de l’Union, comme une sorte de gigantesque camp duquel les personnes sortiraient lorsqu’on en a besoin et pour le temps qu’on a besoin, sans pouvoir faire valoir leur droit à circuler librement entre les pays. Il s’agit ici d’un approche très similaire à ce qu’on a connu pendant l’Apartheid en Afrique du Sud. C’est un élément de ce que nous nommons « externalisation », qui consiste pour l’Europe à vouloir gérer les migrations non souhaitées à distance et y impliquer les pays sources ou de transit. Cela se double d’une politique systématique d’enfermement des indésirables.

Et cela nonobstant le fait que les représentants occidentaux accueillaient unanimement la chute du mur de Berlin comme une victoire de la liberté, notamment la liberté de se déplacer librement…

En effet, à la même période que la mise en place des accords de Schengen, le mur de Berlin est détruit, ce qui engendre un déplacement des frontières vers l’est d’un côté, et vers la frontière naturelle que représente la Méditerranée de l’autre, et cela à travers une politique de marchandage : argent, facilités commerciales et autres, voire promesse d’une prochaine adhésion à l’UE en échange d’un engagement des nouveaux membres à surveiller leurs frontières. Les principaux partenaires de cette politique sont notamment les pays de l’Est, ainsi que ceux de la côte africaine (par exemple la Libye, la Tunisie et le Maroc).

Mais pourquoi l’UE s’engage-t-elle aussi intensément dans la lutte contre la migration ? Est-ce qu’on est en permanence sous la pression d’une invasion massive de non-européens ?

Il y a énormément de réfugiés dans le monde [entre 40 et 50 millions de personnes, ndr], mais ce sont les pays en développement qui absorbent plus de 80% de ces réfugiés. Ceux qui arrivent dans les pays industrialisés ne représentent donc qu’une minorité. L’exemple des conséquences sur la migration du génocide au Rwanda est frappant : les Rwandais ne sont pas venus chez nous, la plupart sont allés en République Démocratique du Congo. Mais s’il devait en venir beaucoup, compte tenu de nos richesses, il faudrait s’organiser pour les accueillir, non pour les rejeter.

Alors comment expliquer cet acharnement ?

Il y a fondamentalement deux raisons très liées entre elles : premièrement, la lutte contre la migration est politiquement devenue indispensable sur un plan électoral, deuxièmement, elle est économiquement rentable. Depuis les années septante en France, mais aussi dans le reste de l’Europe, on a commencé à durcir la législation en matière de migration puis d’asile. Plutôt qu’une réponse aux inquiétudes de l’opinion publique par rapport à la montée du chômage, je pense qu’il y a eu une volonté politique de pointer du doigt les migrants comme source de nos maux. L’opinion publique se fabrique, puis, une fois que la machine de la xénophobie et du racisme est enclenchée, elle fait de l’auto-allumage et marche toute seule. D’abord, ce sont les partis de l’extrême droite qui ont thématisé la migration dans leurs discours en utilisant un vocabulaire de plus en plus xénophobe pour gagner du soutien, puis les autres partis (dont ceux de gauche) ont suivi.

Et puis, il y a l’aspect économique…

Les aspects électoraux n’expliquent pas tout. Il y a un petit bouquin qui vient de sortir et qui s’appelle ‘Xénophobie Business‘ de Claire Rodier, aux éditions La Découverte [ISBN : 9782707174338, ndr]. Ce livre amène une réponse concrète… Il y a énormément d’argent et d’intérêts qui sont engagés dans la lutte contre la migration. Il s’agit d’un business qui jusqu’à présent est resté dans l’ombre, mais dont l’ampleur est énorme : il inclut la garde des frontières terrestres et maritimes, la gestion des camps d’internement, de la sécurité, etc. Et ces intérêts économiques seront de plus en plus dominants. Le marché de la sous-traitance, c’est-à-dire lorsque l’État confie la gestion d’une tâche à une entreprise privée, gagne en importance, même si ce marché est très douteux de par son manque de transparence et s’il ne peut garantir le respect des droits fondamentaux des personnes impliquées.

A l’intérieur de l’espace Schengen (dont les règles s’appliquent également à la Suisse, comme Etat associé), on observe que les politiques migratoires diffèrent beaucoup entre la communauté européene et le niveau national. Dans ce cadre, la Suisse prévoit d’enlever la possibilité de déposer une demande d’asile auprès de ses ambassades à l’étranger. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Effectivement, on peut encore constater l’existence d’instruments différents pour faire face au phénomène de la migration. Ce constat est aussi valable en ce qui concerne la possibilité de déposer une demande d’asile auprès de ses ambassades. Toutefois, le fait d’offrir cette voie d’accès n’est pas une garantie du droit d’asile en soi, il faut encore que la possibilité de voir examiné son dossier soit la même pour tous. Or les ambassades procèdent à une sélection, ce qui laisse beaucoup de requérants sur le carreau et peut servir pour traiter tous les autres requérants parvenus sur un territoire européen comme des « illégaux » expulsables sans examen de leur demande. Il en va de même pour ce qu’on appelle la ‘politique de réinstallation’, qui consiste pour certains États à accepter un quota de personnes envoyées par le HCR, et à tirer prétexte de cela pour rejeter tous les autres requérants. En offrant cette possibilité, les pays disent avoir fait leur part de travail, et ils repoussent systématiquement tous ceux qui se présentent sur leur territoire. Il s’agit d’une méthode de tri sélectif, relativement efficace et avantageuse pour le pays, puisqu’elle a lieu à l’extérieur, loin des regards et de toute possibilité de contrôle de la société civile.

On parle beaucoup du risque qu’on appelle dumping social suite à la présence (massive) des migrants. Est-ce qu’il s’agit d’une peur injustifiée ou d’un danger réel ?

Il est clair que si la libre circulation des personnes n’est pas accompagnée par une garantie de mesures qui assurent la totale égalité des droits, en particulier du droit du travail, et par la lutte contre toutes les discriminations et le racisme, la présence de migrants conduit à une précarisation du marché du travail : c’est le cas pour les travailleurs saisonniers, disposées à travailler de manière mal rémunérée et dans de très mauvaises conditions, afin de s’assurer un renouvellement de leur contrat l’année suivante. Cependant, ce n’est pas l’arrivée des migrants en soi qui est responsable de cette évolution, mais l’approche néolibérale de la libre circulation, c’est-à-dire celle qui laisse la possibilité aux employeurs de profiter d’une main-d’œuvre à bon marché. Avec la précarisation des titres de séjour et les nouvelles pratiques dans le marché du travail (par exemple l’introduction de travailleurs détachés), on instaure une concurrence entre les travailleurs qui va dans le sens d’un dumping social, ce qui bien sûr alimente les sentiments xénophobes et racistes. Il faut donc garantir une défense systématique des acquis du droit du travail pour tous, y compris les migrants.

Dans vos recherches, vous vous concentrez, entre autres, sur la question du travail saisonnier. La Suisse doit une partie de sa richesse aux milliers de saisonnier italiens, espagnols, portugais, ou encore des régions balkaniques…Certains pensent que leur travail saisonnier est autant profitable à la Suisse qu’à eux-mêmes, que ce type de travail, bien que précaire, reste une chance. Qu’en pensez-vous ?

En effet, je me suis concentré sur ces thématiques dans certaines de mes recherches, qui m’ont conduit à avoir une vision critique du travail saisonnier. Les travailleurs saisonniers, souvent retenus comme je l’ai dit par la question du renouvellement du contrat, sont les victimes d’abus, d’humiliations plus ou moins racistes, de salaires non versés, de journées de douze heures par exemple dont certaines ne seront pas payées, d’accidents du travail mal soignés. Pour voir leur contrat renouvelé, ils acceptent parfois n’importe quoi. J’ai rencontré des saisonniers qui travaillent gratuitement la première année pour se ‘payer’ le contrat de l’année suivante. L’argument des employeurs est toujours le même : « Nous leur offrons beaucoup plus d’argent qu’ils n’en gagneraient chez eux ! » Même si cela est vrai, le problème va bien au-delà, car les personnes qui gagnent de l’argent ici n’arrivent pas à le faire fructifier (monter un petit commerce par exemple) chez eux car il font face à un environnement socio-économique peu favorable : ils contribuent à la dépense familiale, et il est fréquent qu’ils se fassent confisquer leurs gains, y compris par le racket des agents publics. A cause de cette situation, ils sont toujours obligés de repartir pour travailler comme saisonniers. C’est un cercle vicieux, puisqu’ainsi leur pays s’enfonce toujours plus dans le sous-développement. Les employeurs chez nous le savent très bien, et ils ne changeront pas les conditions de leurs employés tant qu’ils n’y seront pas contraints. Il ne faut pas oublier que ce système procède d’une rencontre d’intérêts car dans les conditions actuelles, les candidats à la migration saisonnière n’ont guère d’autre choix. Mais il s’agit d’une rencontre d’intérêts profondément dissymétrique, qui se fonde sur la domination et l’exploitation.

Fribourg, 17.05.13

CARLO RUZZA, Gauche Anticapitaliste.