Aller au contenu
Documentation

La Cité | L’asile, une affaire d’interprétation?

Article de Cristina Del Biaggio paru dans La Cité le 31 mai 2013 (photos d’Alberto Campi).

asile

Le débat sur les «mesures urgentes» de la loi sur l’asile accentue l’écart entre deux visions sur le statut pour les déserteurs. Des chercheurs neuchâtelois apportent un nouvel éclairage.

Alors que le débat s’enflamme, en vue de la votation du 9 juin prochain sur les mesures urgentes de la loi sur l’asile, deux initiatives, fort différentes dans leur forme, poursuivent le même but: aller au-delà des préjugés sur les réfugiés.

Première initiative. En novembre 2012, l’association Vivre Ensemble publiait une édifiante brochure: «Quel est le pourcentage de la population résidant en Suisse qui relève du domaine de l’asile?», questionnent les auteurs de la brochure. Réponse: «Moins de 1%.» La publication rappelle un chiffre clé pour comprendre la réalité de l’asile en Suisse, loin des clichés sur la (prétendue) pression que les demandeurs feraient peser sur la sécurité. Un rappel qui a jusqu’ici souvent fait défaut dans la couverture du vote du 9 juin.

Rencontre et écoute

Deuxième initiative. Le 25 mai dernier, le centre pour requérants d’asile (détenteurs du permis N) de Fontainemelon, dans le canton de Neuchâtel, a ouvert ses portes à deux classes de lycéens de La Chaux-de-Fonds, qui, autour d’un petit-déjeuner partagé avec les résidents, ont écouté leurs témoignages.

La journée a permis aux lycéens de «rigoler avec les requérants d’asile comme si c’étaient nos amis», selon les mots d’une élève. Mais elle a aussi permis aux requérants d’asile, selon les mots du directeur du centre de Fontainemelon, de se confronter à «l’inquiétude face à l’autre, face aux Suisses, qu’ils ne connaissent pas». Pour lui, ces journées sont essentielles, car elles servent de soupape, sont même de «belles soupapes», pour que son centre, où la promiscuité est importante entre personnes ayant des âges, des cultures, des origines et des habitudes différentes, puisse mieux fonctionner .

Changement de décor. La Tribune de Genève organisait, le 23 mai dernier, un débat sur le vote du 9 juin prochain, oppposant deux conseillers nationaux genevois: Céline Amaudruz, de l’Union démocratique du centre (UDC) et Antonio Hodgers, des Verts suisses. Durant ce débat, il a, entre autres, été question de l’une des mesures urgentes, l’article 3, alinéa 3, qui dit que «ne sont pas des réfugiés les personnes qui, au motif qu’elles ont refusé de servir ou déserté, sont exposées à de sérieux préjudices ou craignent à juste titre de l’être. Les dispositions de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés sont réservées».

En jeu, la définition de réfugié

Pour M. Hodgers, le fait d’ajouter une exception pour les déserteurs est grave car, dans certains pays, dont l’érythrée, mais également la Syrie, la désertion s’apparente à un acte politique. Ainsi la Suisse, rappelait-il, avec l’introduction de cette exception, est le seul pays à avoir modifié la définition de réfugié inscrite dans la Convention de Genève. Une mesure critiquée par le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), qui la considère «problématique du point de vue du droit international».

Pour sa part, Céline Amaudruz répondait que, dans le nouvel alinéa de la loi, une phrase a été expressément ajoutée, soit que «les dispositions de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés sont réservées». Le Département fédéral de justice et police (DFJP), dans un communiqué de presse du 25 mars 2013, précise également que «les personnes qui ont refusé de servir ou déserté continueront d’obtenir l’asile lorsqu’elles encourent dans leur pays d’origine une sanction disproportionnée et qu’elles y seront très vraisemblablement persécutées. Le projet ne restreint donc pas la notion de réfugié».

Si, dans certains pays, déserter revient à s’opposer politiquement à un régime tortionnaire, comme c’est le cas en érythrée, et si, de ce fait, la personne qui déserte a le droit de demander l’asile dans un pays tiers, pourquoi avoir ajouté l’alinéa sur la désertion dans la nouvelle loi? Céline Amaudruz et Antonio Hodgers en concluent que «cette disposition est inutile», mais les deux visions s’opposent sur les effets à long terme que cet alinéa pourrait avoir. S’il est difficile de faire des spéculations sur l’avenir, la question est de savoir comment et pourquoi cette exception a été introduite dans la nouvelle loi sur l’asile.

Forcing parlementaire de l’UDC

Trois chercheurs du Centre de droit des migrations de l’Université de Neuchâtel, Robin Stünzi, Clément de Senarclens et Fanny Matthey, ramènent l’origine de cette mesure, dans un document publié en mai 2013, à la volonté de réduire le nombre de demandes d’asile déposées par des ressortissants érythréens.

Les trois chercheurs rappellent qu’en 2006, l’ancienne Commission suisse de recours en matière d’asile (CRA) avait publié un arrêt de principe (JICRA 2006/3), selon lequel la désertion en érythrée «doit être rangée parmi les sanctions motivées par des raisons d’ordre politique». C’est ainsi que la Suisse a accordé l’asile aux ressortissants érythréens présents sur son territoire.

Une évolution qui a inquiété les parlementaires fédéraux de l’UDC, qui ont déposé deux interpellations. La première, celle de Jasmin Hutter-Hutter (UDC), pose, le 22 mars 2007, la question suivante: «Le Conseil fédéral ne partage-t-il pas l’avis selon lequel une révision législative est nécessaire pour exclure l’objection de conscience et la désertion comme motifs d’asile?» La deuxième interpellation, datée du 12 juin 2008 et déposée par le groupe UDC aux Chambres, demandait explicitement: «Quels articles de loi devraient être modifiés pour que l’évolution effarante de ces dernières années puisse être stoppée?»

Le DFJP, alors dirigé par le conseiller fédéral Christoph Blocher, ténor de l’UDC, a ainsi proposé de compléter l’art. 3 de la LAsi par un alinéa qui précisait que les personnes exposées à de sérieux préjudices ou qui craignaient à juste titre de l’être uniquement au motif de l’objection de conscience ou de la désertion ne soient pas reconnues comme réfugiées en Suisse et n’y obtiennent pas l’asile.

Comment, dès lors, croire que les requérants érythréens continueront à obtenir le statut de réfugié? Comme le soulignent les chercheurs neuchâtelois, «rien ne permet d’exclure que, dans un avenir plus ou moins éloigné, les prochains responsables du DFJP n’interpréteront pas différemment cet alinéa avec, pour potentielle conséquence, une précarisation du statut de séjour octroyé à des ressortissants érythréens ou issus d’autres origines». Quoique l’actuelle conseillère fédérale socialiste chargée de l’asile et les partisans du oui en disent à ce jour.

Cristina Del Biaggio