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Le Courrier | Lesbos: L’île des migrants mineurs abandonnés

Après avoir débarqué sur l’île de Lesvos, vingt-trois migrants mineurs non accompagnés végètent dans un centre d’accueil abandonné par ses employés, faute de financement.

Article d’Emmanuel Haddad paru dans Le Courrier, le 24 septembre 2013. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

Dans le réfectoire, des croûtons de pain rassis gisent encore sur le sol. La pharmacie est fermée à clé, la cuisine aussi. Depuis que les employés du centre d’Aghiasos, dédié à l’accueil des migrants mineurs non accompagnés, sont partis précipitamment en mars dernier, seul le directeur fait l’aller-retour deux fois par jour pour apporter la tambouille du midi et du soir. Le bâtiment, perché sur les hauteurs du village de montagne de l’île de Lesvos, est à l’abandon. Pourtant, vingt-trois jeunes y vivent encore, vingt Afghans et trois Congolais. «Au début, on recevait des cours de grec, on organisait des jeux, on s’amusait! Mais depuis six mois, on a plus qu’internet pour nous évader», explique Aziz, un Afghan au visage émacié, arrivé sur l’île de la mer Egée par bateau à 14 ans, depuis les côtes turques dont on aperçoit les silhouettes depuis Lesvos.

Une alternative à l’enfermement
Est-ce la crise qui est passée par là, fauchant le budget du Ministère de la protection des citoyens, chargé du financement des centres pour migrants mineurs? «Le gouvernement grec a tardé à mobiliser le Fonds européen pour les réfugiés utilisé pour couvrir les dépenses de ces centres, qui hébergent actuellement quelque 400 migrants non accompagnés», explique le médiateur de la République hellène, précisant que «le ministre compétent a annoncé que le problème allait bientôt être résolu».
Dès 2009, la multiplication de ces centres spécialisés était pourtant appelée des vœux du directeur de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) en Grèce, pour répondre au flux croissant de mineurs isolés, passés par la Turquie pour rejoindre la Grèce, porte d’entrée de l’Union européenne. Pour Giorgos Tsarbopoulos, le centre d’Aghiasos était cité comme un modèle du genre, afin d’éviter que les mineurs ne soient enfermés dans les mêmes conditions que les adultes, dans les centres de rétention, où ils peuvent passer jusqu’à douze mois selon la loi hellène.
A l’instar de celui de Samos, l’île grecque la plus proche de la Turquie, à sept heures de bateau au sud de Lesvos. Mardi 20 août, une cinquantaine de migrants attendent dans le port de Vathi, sa capitale, le prochain navire à destination d’Athènes. Ils viennent de passer un mois et demi dans le centre de rétention de l’île et se plaignent de la nourriture, «que des spaghettis», de l’enfermement et du traitement des gardiens. La plupart sont des gosses. Tels Reyshad et Anouar*, qui montrent leurs téléphones sans batterie et sans carte SIM, leurs pantalons sans ceinture, parce que les gardiens du centre ont tout gardé. Après autant de jours sans loisirs, leur premier réflexe est de danser et de se jeter dans l’eau de la Méditerranée.

Pris au piège
Serge, Abedi et Junior ont eu la chance d’éviter le même sort. Ces trois Congolais vivent dans le centre d’Aghiasos depuis six mois pour les deux premiers, deux ans pour Junior. Mais ils se sentent pris au piège: «Quand on ne fait rien, la tête a le temps de ressasser les mauvais souvenirs», explique Serge, 17 ans, sans nouvelles de sa famille restée à Kinshasa. Aghiasos était pourtant une aubaine pour eux. «A Athènes, c’était dur. Du jeudi au dimanche, je faisais la queue pour obtenir le statut de demandeur d’asile. Nous étions des centaines, mais la police en choisissait une dizaine par jour. J’ai attendu six mois sans résultat. Je vivais dans la rue. Alors quand on m’a proposé de venir ici, j’ai accepté», explique Abedi, 17 ans, qui a fui le Nord-Kivu, la région la plus meurtrière de RDC.
Désormais, leur seul but est de faire le trajet inverse, direction Athènes et, peut-être la France, la Belgique ou la Scandinavie. «En novembre, les vieux du village recrutent des bras pour la récolte des olives. Il y a un banc où, si on s’assied, ils savent qu’on cherche du travail. On espère se faire assez d’argent pour pouvoir quitter Lesvos. Après on verra. Tout est dans les mains de Dieu», philosophe Junior. Il rêve de rejoindre les quarante autres migrants du centre qui ont déjà rejoint Athènes, voire la France ou le Danemark. Lors de leurs conversations sur Skype, ils lui vantent les mérites de leurs nouvelles destinations. «On veut juste quitter ce pays», souffle Serge.
Car le temps presse. Junior est chef de famille depuis que ses parents sont décédés. Ses deux frères et sœurs comptent sur lui à Kinshasa. «Je ne pense qu’à ça», dit-il en piétinant dans les rues d’Aghiasos, où il dénonce le racisme chez certains villageois. Aziz, lui, n’attend plus rien. Parti d’Iran pour trouver une solution à la maladie génétique de ses frères, il n’a pas su les aider à temps. «Ils sont morts», lâche-t-il. L’absence de travail en Grèce, où 27% de la population est au chômage, et la lenteur de la procédure d’obtention du droit d’asile ont eu raison de ses efforts.

Retour volontaire, la seule issue?
Pour Daniel Esdras, directeur de l’Organisation internationale des migrations en Grèce, «le seul geste humanitaire que l’on puisse faire pour ces migrants est de les aider à retourner chez eux, dans des conditions dignes». Affirmant que, malgré ce qu’ils déclarent, les migrants résidant à Aghiasos ne sont plus mineurs après y avoir passé plusieurs années, il évoque la solution du retour volontaire proposé par l’OIM, auquel 15 000 migrants ont déjà adhérés. «Sans être forcés», précise-t-il. Selon lui, «le problème est que les migrants ne font pas la demande d’asile en Grèce car ils veulent rejoindre d’autres pays européens. En même temps, ils restent bloqués car les frontières sont très surveillées, et ils ne bénéficient pas des avantages du statut de réfugié.»
Ni Junior, ni Serge, ni Aziz ne comptent demander l’asile en Grèce. D’une part, ils savent qu’avec la convention Dublin II, ils ne pourraient plus obtenir l’asile dans un autre pays européen; de l’autre, ils savent que la Grèce a le taux de reconnaissance du statut de réfugié le plus faible de l’UE. Reste à savoir si les trois Congolais et les vingt Afghans du centre d’Aghiasos, qu’ils soient mineurs ou non, accepteront de rentrer dans leurs pays, en proie à la guerre et à la pauvreté, ou s’ils tenteront de passer à travers les mailles du filet pour rejoindre l’Europe. «Et oui, rit Junior, parce que la Grèce, c’est l’Afrique!» I
*Les prénoms ont été modifiés.