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Visions cartographiques | Migrations, sauvetage en mer et droits humains

Secourir les êtres humains en pleine mer est un principe humanitaire fondamental, une obligation. C’est ce que Mme Navanethem Pillay, haut-commissaire aux droits humains à l’ONU, a cru bon de rappeler cette semaine aux gouvernements de nombreux Etats ainsi qu’aux capitaines de certains navires, qu’elle a violemment accusés d’avoir ignoré les appels au secours de naufragés en difficulté. Mme Pillay peut être en colère. Car ces naufragés sont parmi les personnes les plus vulnérables de la planète : des migrants clandestins, souvent embarqués sur des rafiots en piteux état menaçant de sombrer à chaque instant.

Billet de Philippe Rekacewicz, publié sur le blog « Visions cartographiques » du Monde Diplomatique, le 23 septembre 2013. Cliquez ici pour lire le billet sur le site Visions cartographiques. Sur ce sujet, lire également notre chronique Monde Méditerranée | Non-assistante à migrants naufragés (VE 134 / septembre 2011)

Il est assez rare d’entendre des hauts responsables onusiens impliquer aussi directement et brutalement les gouvernements des Etats membres. Pourtant, le discours de Me Pillay ne nous apprend rien de nouveau. Les flux de migrants se sont considérablement accrus, mais ils existent depuis plusieurs décennies. Le trafic (dans les deux sens du terme) est simplement de plus en plus soutenu. En Europe, certaines dispositions légales — complètement ahurissantes — punissent ceux qui, pêcheurs ou capitaines de cargo, ont le courage de secourir en mer cette humanité sans papiers et sans visas : c’est ce qui explique qu’elle soit de plus en plus souvent abandonnée à son triste sort. Et qui justifie pleinement le cri d’alarme de Me Pillay.

Quand les navires commerciaux ignorent des appels de détresse

« Dans une tragique répétition, le mois dernier, la mort de migrants en pleine mer, et le désespoir de beaucoup d’autres, abandonnés sur les côtes libyennes, maltaises ou italiennes, ont une fois de plus attiré l’attention sur les souffrances des réfugiés et des migrants, a dit Mme Pillay lors du discours d’ouverture de la douzième session du Conseil des droits de l’homme qui s’est tenu à Genève du 14 septembre au 2 octobre 2009.

Aujourd’hui, les navires commerciaux qui croisent par hasard des embarcations en perdition passent leur chemin s’ils suspectent qu’à bord se trouvent des migrants clandestins, ignorant leurs appels de détresse, et cela en violation flagrante des lois internationales et des principes humanitaires fondamentaux.

Dans de nombreux cas, les autorités rejettent ces migrants qui tentent de traverser la Méditerranée, la mer des Caraïbes ou le Golfe d’Aden, les laissant face à de grands périls sinon à la mort. Elles se détournent de leurs embarcations comme si elles contenaient des déchets dangereux, ou leur interdisent d’accoster et de débarquer sans même prendre le soin de vérifier leur situation. Bien trop souvent, ces millions de migrants et de réfugiés sont rejetés — dans des conditions inhumaines — aux frontières terrestres des Etats qu’ils souhaitent rejoindre, à la recherche de meilleures conditions de vie. Nombre d’entre eux sont des proies faciles pour les trafiquants qui s’enrichissent sur leur dos, justement dans les régions où le contrôle gouvernemental est le plus faible.

Les Etats ont l’obligation de respecter les droits humains fondamentaux de tous les individus qui sont sous leur juridiction. Y compris les migrants, quel que soit leur statut. Les pratiques qui consistent à systématiquement mettre en détention des migrants “irréguliers”, à les criminaliser et à les maltraiter lors des contrôles aux frontières, doivent cesser », conclut Mme Pillay.

Cette tragédie qui ne date pas d’hier trouve peu d’écho dans les médias, qui se détournent eux aussi d’un sujet qu’il ne jugent pas assez vendeur. L’organisation non gouvernementale hollandaise United for intercultural action a documenté la mort de 13 250 personnes ayant tenté de rejoindre la « forteresse Europe » depuis 1993. Ces chiffres – mis à jour en septembre 2009 – sont une estimation a minima (ils représentent les décès prouvés) ; le nombre réel est sans doute beaucoup plus élevé. Par ailleurs, ils ne tient pas compte des naufrages survenus ailleurs dans le monde, en particulier dans le Golfe d’Aden ou au large de Mayotte, en Asie ou dans les Caraïbes.

« La mer n’est pas une amie, même si elle feint de l’être », dit un vieux proverbe norvégien…

« La mer est un environnement aussi fascinant qu’effrayant, raconte M. William Spindler, porte parole du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Toutes les légendes le rappellent : L’Odyssée, Les aventures de Robinson Crusoé [1], les Contes de Sinbad le marin, La Tempête de William Shakespeare, la peinture allégorique de Théodore Géricault figurant le Radeau de la Méduse, le succès planétaire du film hollywoodien Titanic… Ces récits qui évoquent les dangers de la « grande bleue » ont toujours exercé un immense pouvoir d’attraction dans l’imaginaire collectif.

Au cours des siècles, marins et pêcheurs ont du affronter quotidiennement la colère des éléments. Ils ont développé un code informel mais puissant : n’importe quel être humain en péril dans les flots doit être sauvé, quelles que soient les circonstances et quel qu’en soit le prix ; ce principe universel s’appliquant aussi, bien sûr, à l’ennemi en temps de guerre. L’initiative la plus ancienne connue à ce jour pour protéger les vies humaines en mer est la construction en Asie mineure, il y a plus de vingt-sept siècles, d’un phare qui permettait de prévenir les naufrages en pleine nuit.

Le sauvetage en mer est assuré aujourd’hui par un réseau mondial d’agences, mais souffre encore d’un grand déficit de coordination, dû essentiellement à une définition très imparfaite du droit de la mer et des délimitations maritimes. »

Il arrive que, selon le lieu des naufrages, on ne sache pas très bien qui doit intervenir et qui doit payer… On a déjà vu des agents d’assurances négocier avec les sauveteurs sur les lieux mêmes du naufrage, alors que les opérations étaient en cours !

« Mais le plus important, dit encore M. Spindler, lorsque des vies sont en jeu, c’est de réaffirmer l’impératif moral de sauver les naufragés : ce principe a un cadre légal depuis 1974 [avec la mise en place de la Convention pour la sécurité et la vie en mer (the Safety of Life at Sea – SOLAS], renforcé en 1979 par la Convention internationale pour le secours et la recherche maritime (International Convention on Maritime Search and Rescue – SAR).

Les peuples ont souvent utilisé la mer pour échapper aux guerres ou aux persécutions. L’Enéide, du poète Virgile, au premier siècle avant Jésus-Christ, raconte l’histoire légendaire d’Enée, réfugié qui fuit la guerre de Troie et accoste en Italie où, toujours selon la légende, il devient l’ancêtre des Romains. C’est aussi par la mer que les passagers du Mayflower [2], fuyant les persécutions religieuses, sont arrivés sur un territoire qui deviendra les Etats-Unis d’Amérique. »

Plus récemment, dans les années 1970 et 1980, l’exode de centaines de milliers de personnes originaires de la péninsule indochinoise (Vietnam et Cambodge essentiellement) a été largement médiatisé. Le monde découvrait les « boat people » — terme utilisé pour la première fois dans ce contexte — et l’effroyable traitement que leur ont réservé les pirates du Golfe de Thaïlande et de la mer de Chine méridionale. Ces « boat people », hélas, n’ont pas été les uniques victimes des pirates, mais aussi — déjà — des gouvernements des pays de la région, qui envoyaient leurs navires militaires pour les « intercepter » (les empêcher de débarquer) et les « refouler », c’est-à-dire en clair, les reconduire en pleine mer où nombre d’entre eux ont disparu. De l’autre côté du monde, des dizaines de milliers de personnes fuyaient aussi Haïti et Cuba, sur des radeaux ou d’autres embarcations de fortune.

Depuis le début des années 1990, les flux de migration clandestine par la mer se sont beaucoup développés et sont devenus aujourd’hui une préoccupation humanitaire majeure, non seulement en mer Méditerranée, en mer Egée et en mer Adriatique, mais aussi en Asie, le long des côtes d’Afrique de l’Ouest, au large des Iles Canaries, le long des côtes birmanes et thaïlandaises, dans l’océan Indien, au large de l’Australie, entre les Comores et Mayotte, et enfin et surtout dans le Golfe d’Aden. Tous les ans, des centaines de milliers de personnes désespérées fuyant guerres, persécutions, et pauvreté prennent la mer sur des embarcations pleines à craquer.

M. Spindler poursuit : « Le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés a estimé qu’en 2006, plus de 50 000 personnes avaient tenté d’atteindre clandestinement l’Europe par la mer. Il est très probable que le nombre réel soit plus élevé. Malheureusement, quelques milliers y ont perdu la vie, mais là aussi, c’est sans doute beaucoup plus : les statistiques sont très imprécises et de nombreux bateaux coulent sans laisser de trace. On parle souvent de ce qui se passe en Méditerranée, mais la situation des migrants comoriens au large de Mayotte, et des réfugiés somaliens et éthiopiens dans le Golfe d’Aden, est tout aussi épouvantable. »

Certains pays, pour faire face à cette situation, ont même envoyé des bateaux de guerre (lire Jean Ziegler, « Réfugiés de la faim », mars 2008) pour intercepter ces bateaux-épaves, et souvent les renvoyer d’où ils semblaient venir. Depuis la création de l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne (ou plus simplement Frontex), les gouvernements prétendent que la pratique des interceptions a permis de sauver plusieurs milliers de vies humaines. « Plus de 6 000 vies ont été sauvées par des bateaux de patrouille qui sont venus au secours d’embarcations — qui n’étaient pas en état de naviguer — avant qu’elles ne s’engagent trop loin des côtes », a affirmé Mme Laura Martín Pérez, vice-déléguée du gouvernement espagnol à Las Palmas sur l’île de Grande Canarie dans l’Océan Atlantique.

Mais ce qu’oublie de dire Mme Martin Perez, c’est que les « boat people », pour éviter les interceptions, prennent encore plus de risques en choisissant des voies maritimes toujours plus longues et plus dangereuses.

M. Spindler : « Jusqu’en 2005, la plupart des migrants clandestins utilisaient de petites embarcations légères (appelées “pateras”) pouvant contenir jusqu’à vingt personnes pour atteindre les Iles Canaries depuis le Maroc ou le Sahara occidental. Le voyage pouvait se faire en 10 ou 12 heures. Ces “pateras” ont aujourd’hui disparu, pour être remplacées par des bateaux bien plus grands (connus sous le nom de “cayucos”) qui peuvent embarquer jusqu’à cent cinquante personnes ! Et pour éviter d’être repérés et interceptés, ces bateaux partent des ports ouest-africains du Sénégal, de Gambie, de Guinée, de Sierra Leone, des Iles du Cap-Vert, voire même du Ghana, pour un voyage souvent apocalyptique qui peut durer jusqu’à un mois. »

Les ONG et les organisations internationales ont depuis longtemps alerté l’opinion publique et les gouvernements. Mais sans succès : l’hécatombe se poursuit. Le HCR, organisation mandatée par les Nations unies, ne cesse de rappeler que les interceptions en mer ne doivent pas empêcher les migrants et réfugiés de faire valoir leurs droits fondamentaux : d’abord, bénéficier de la protection de la communauté internationale, ensuite, avoir accès au territoire européen, et enfin, déposer une demande d’asile.

Interférences I : rencontres en mer

M. Spindler : « En mer, il n’y a pas que les patrouilleurs de la Frontex. Il y a aussi des bateaux de plaisance, des bateaux de pêche, des cargos, de luxueux bateaux de croisière… Et ce sont souvent eux qui récupèrent les migrants lorsqu’ils sont en grande difficulté. Sur l’île italienne de Lampedusa, des travailleurs humanitaires ont même entendu des pêcheurs raconter que des dauphins avaient guidé vers le rivage des migrants dont le bateau avait coulé…

En juillet 2006, le chalutier espagnol Francisco y Catalina a secouru en mer Méditerranée cinquante et une personnes dont dix femmes et un enfant de deux ans, alors que leur bateau était sur le point de couler. Lorsque le capitaine a tenté de débarquer ses passagers sur l’île de Malte, les autorités le lui ont catégoriquement interdit. Le chalutier est resté bloqué au large des côtes de Malte pendant plus d’une semaine sans pêcher — perdant donc une partie importante de son revenu — le temps de trouver où les migrants pourraient enfin débarquer. »

« Même si je devais perdre l’essentiel de mes revenus et être confronté à des tracasseries administratives, a affirmé le capitaine du Francisco y Catalina, je n’hésiterais pas une seconde. Je me porterais immédiatement au secours d’êtres humains en détresse au milieu des flots, si l’occasion se représentait à nouveau. Il n’y a aucun doute. On se met à leur place. Si j’avais été dans leur situation, je n’aurais pas beaucoup aimé voir un navire passer sans s’arrêter pour m’aider, pour me sauver la vie [3].

M. Spindler : « Deux autres incidents survenus en mer Méditerranée en 2007 montrent que la solidarité maritime, malgré ces menaces, continue de jouer. Ce sont aussi des chalutiers espagnols qui ont secouru des clandestins sur des embarcations en perdition. En juin, le Nuestra madre de Loreto sauvait vingt-six personnes au large de Tripoli, puis ce fût au tour du Corisco, de récupérer in extremis plus d’une cinquantaine de personnes dans les eaux libyennes. »

Et puis, et puis… Il y a cette histoire rocambolesque. Ce n’est pas si loin — à peine huit ans — et on a déjà presque oublié, puisque ces bateaux coulent les uns après les autres avec une régularité métronimique et hélas quasi-hebdomaire, et que la loi des médias veut qu’une nouvelle en chasse une autre. En août 2001, M. Arne Rinnan, le capitaine du cargo norvégien Tampa, qui assurait la ligne Freemantle-Singapour, aperçoit au large des côtes indonésiennes une petite embarcation de 20 mètres environ, en perdition au milieu d’une mer agitée. Il y découvre, entassés, plus de quatre cent trente clandestins dont vingt-deux femmes et quarante-trois enfants (essentiellement afghans, sri-lankais et pakistanais), qu’il recueille immédiatement à bord de son navire. Commence alors une longue errance entre l’île indonésienne de Java où les réfugiés ne veulent aller à aucun prix, et l’île Christmas, sous souveraineté australienne, où le gouvernement conservateur de M. John Howard lui refuse catégoriquement l’accostage. Le capitaine du Tampa et le gouvernement norvégien portent l’affaire devant les Nations unies et implorent les Australiens de laisser le bateau accoster pour des raisons humanitaires évidentes. Mais M. Howard ne cède pas. La Marine australienne prend finalement d’assaut le Tampa, et transfère les migrants à bord d’un navire militaire pour les conduire sur l’Ile de Nauru qui avait accepté — contre une « aide financière » substantielle — de les accueillir. Certains sont ensuite partis pour la Papouasie Nouvelle-Guinée et la Nouvelle-Zélande. Aucun de ces clandestins n’ont pu fouler le sol australien.

M. Rinnan savait qu’avec ce surplus de passagers à bord, son navire n’était pas en état de naviguer en haute mer. Et il a jugé le risque (humain) trop grand pour céder aux injonctions de la marine australienne qui exigeaient de lui, de son navire et de ses passagers indésirables qu’ils quittent sans délai les eaux territoriales. il s’est donc mis de facto « hors la loi » en refusant de se soumettre aux ordres des militaires. Qui aurait pu le lui reprocher ? Réponse : M. Howard et les partis de la droite conservatrice du pays, qui l’ont noyé sous de violentes critiques pour avoir « violé la loi », traîné dans la boue en l’accusant d’avoir menti sur l’état de santé de ses passagers et de n’être qu’un « passeur » faisant du trafic payant avec ces clandestins. Et tout cela en même temps que le capitaine du Tampa et son équipage étaient reçus en véritables héros lors de leur retour à Oslo. M. Rinnan dira simplement en arrivant : « Sauver des gens en mer doit toujours prévaloir sur les considérations politiques. »

« Les capitaines des navires qui sauvent des vies humaines en pleine mer ne devraient jamais être pénalisés, dit sans détour John Lyras, haut responsable de la Chambre internationale de navigation (International Chamber of Shipping – ICS). Ils devraient au contraire être autorisés à débarquer leurs passagers le plus tôt possible dans le port le plus proche quelque soit le pays [4] ».

M. Spindler : « Les Etats connus pour leur réticence à laisser les naufragés survivants débarquer sur leur territoire mènent une politique qui va contre les valeurs humaines les plus élémentaires. Dans la crainte de perdre de l’argent, ou d’être punis par leurs employeurs ou les autorités portuaires, de simples marins ou pêcheurs peuvent se transformer en véritables tueurs. »

En mai 2007, la marine italienne a sauvé de la noyade un groupe de vingt-sept ressortissants africains qui étaient restés accrochés à un immense filet de pêche pendant trois jours et trois nuits, lequel était traîné par un chalutier maltais, le Budafel, dont le capitaine avait refusé de laisser les clandestins monter à bord, et surtout de se dérouter pour les débarquer en sécurité, « de peur », avait-il dit aux médias, « de perdre sa précieuse cargaison de thons… ». La presse italienne les avait d’ailleurs surnommés « les hommes-thons ».

M. Spindler : « Le sort des passagers clandestins n’est pas tellement plus enviable. Ils se cachent où ils peuvent dans les cargos, non sans affronter de grands dangers : ils subissent des températures extrêmes, meurent d’asphyxie ou sont victimes de violences physiques lorsqu’ils sont découverts. Mais il y a bien pire. Les lois maritimes internationales sont ainsi faites que l’équipage d’un navire transportant des clandestins sans papiers risque de lourdes amendes, doit assurer les coûts du rapatriement et subit d’importants retards administratifs. Et bien que ces mêmes lois obligent les équipages « à traiter les clandestins humainement », la peur de perdre leur emploi ou leur bonus ont occasionnellement aussi transformé de simples marins en meurtriers. »

« Nombreux sont les témoignages bien documentés de clandestins jetés par-dessus bord, simplement parce que le capitaine ou la compagnie maritime propriétaire du navire craignaient d’avoir à payer une amende en arrivant au port », rappelle David Cockroft, secrétaire général de la Fédération internationale des travailleurs du transport (International Transport Workers’ Federation – ITWF).

Les bateaux de la marine marchande ou de plaisance vont de plus en plus hésiter à intervenir en cas d’urgence, s’ils savent que les Etats refuseront de les laisser débarquer les naufragés sans papiers, et surtout qu’ils s’exposent à des tracasseries administratives ou judiciaires. « A l’automne 2007, rappelle M. Spindler, des pêcheurs tunisiens soupçonnés d’avoir favorisé l’immigration clandestine sont passés en justice en Sicile. Nous sommes pourtant beaucoup à croire qu’ils ont sauvés la vie des quarante-quatre personnes (dont onze femmes et deux enfants) retrouvées sur leur chalutier après que leur fragile “dinghy” [petit bateau en caoutchouc] se soit retourné.

Les politiques et l’arsenal législatif anti-immigration, les considérations froidement commerciales de la flotte de pêche ou de la marine marchande, l’irresponsabilité criminelle des passeurs, tout cela risque d’oblitérer durablement le principe universel du sauvetage en mer. A moins que davantage d’efforts ne soient rapidement entrepris pour éviter que ne soient pénalisés ceux qui ont le courage de secourir des êtres humains en pleine mer. En juillet 2006, des amendements ont été apportés aux conventions de 1974 et 1979, obligeant les Etats à coopérer pour que les personnes sauvées puissent débarquer au plus vite et en lieu sûr. Mais plusieurs de ces grands Etats n’ont pas encore ratifié ces amendements », conclut M. Spindler.

Les accords signés entre l’Italie et la Libye en 2009 sont en complète contradiction avec ces principes fondamentaux. Un des haut-responsables du HCR, M. Ron Redmond, s’en est ému lors d’une conférence de presse, le 14 juillet 2009 au Palais des Nations à Genève : « Depuis le début du mois de mai, une nouvelle politique de refoulement a été introduite et au moins neuf cent personnes essayant de rejoindre l’Italie par la mer ont déjà été envoyées vers d’autres pays, principalement vers la Libye. Nous avons mené en Libye des entretiens avec les quatre-vingt-deux personnes qui avaient été interceptées par la marine italienne en haute mer le 1er juillet 2009, à 30 miles nautiques de l’île italienne de Lampedusa. Ils avaient été transférés vers un bateau libyen, puis emmenés vers la Libye où ils ont été placés dans des centres de détention. Il semble que la marine italienne n’ait pas tenté d’établir les nationalités ni de savoir pour quels motifs ces personnes avaient fui leurs pays.

Soixante seize sont originaires de l’Erythrée, y compris neuf femmes et au moins six enfants. Sur la base de l’évaluation du HCR sur la situation en Erythrée, et d’après nos entretiens avec ces personnes elles-mêmes, il est clair que nombre d’entre elles ont besoin d’une protection internationale. Durant ces entretiens, le HCR a recueilli des témoignages alarmants sur l’usage de la force par des fonctionnaires italiens durant le transfert vers le bateau libyen. Il apparaît que six ressortissants érythréens ont eu besoin de soins médicaux après avoir subi des violences. Les personnes ont également fait état de la confiscation, durant l’opération menée par la marine italienne, de leurs effets personnels, y compris de leurs documents d’identité, des documents vitaux qui ne leur ont pas été rendus à ce jour. Tous ont fait part de leur détresse après quatre jours passés en mer, et précisé que la marine italienne ne leur avait offert aucune nourriture durant l’opération qui a duré douze heures. Nous exprimons nos vives préoccupations quant à l’impact de cette nouvelle politique qui, en l’absence de garanties appropriées, peut empêcher l’accès à l’asile et hypothèque le principe du droit international relatif au non refoulement. »

Interférences II : croisements improbables

La mer Méditerranée est devenue, comme la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis ou le Golfe d’Aden — lieux où l’on meurt en nombre — une zone de fracture et de croisements insolites.

Le HCR a publié en décembre 2007, dans la revue Réfugiés [5] (hélas disparue aujourd’hui), la photo inouïe d’une jeune vacancière en maillot de bain, venue bronzer sur une plage des îles Baléares, réconfortant un migrant clandestin d’origine africaine arrivé épuisé à la nage après le naufrage de son embarcation. Interférence entre deux mondes qui n’auraient jamais dû se rencontrer.

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Photo : Associated Press, Antonio Rodriguez, 2006, DR.

 

Mais face à ces mouvements de population et aux dispositifs mis en place pour tenter de les juguler, il nous faut revoir notre conception de la frontière, des limites de notre espace continental européen. Il nous faut abandonner l’idée de limites linéaires et abruptes, pour adopter celle de d’espace interstitiel ou transitionnel.

La frontière européenne n’est plus celle qu’on croit. « Naturelle » ou « politique » — si tant est que ces définitions aient un sens —, elle est censée marquer un changement de société, de culture, de langue ou de paysage. Pour l’Europe aujourd’hui, la vraie frontière est d’une toute autre nature : c’est là où l’Europe a renforcé ses contrôles, là où elle a dressé ses murs et ses grillages, sur lesquels se fracassent les migrants qui n’ont pas eu d’autres choix. Cette frontière transitionnelle n’est pourtant pas infranchissable. Les peuples s’y croisent, s’y rencontrent sur les routes de l’exil, dans un curieux mélange des genres : réfugiés, travailleurs migrants clandestins, touristes, pêcheurs, militaires, policiers, marins, patrouilleurs…

Dans les conflits d’Afrique orientale, du Proche-Orient et d’Asie de l’Ouest, la population réfugiée ou déplacée reste en majorité à proximité de là où elle est originaire, le plus souvent dans des pays voisins. Quelques centaines de milliers de personnes, c’est-à-dire finalement assez peu en proportion du nombre total des réfugiés, tentent leur chance pour rejoindre les territoires « sanctuarisés » du monde. Mais ils croisent d’autres centaines de milliers de personnes qui, à l’inverse, migrent chaque année du nord vers le sud pour une courte période de vacances… Ce flux touristique ignore le plus souvent les droits humains (on fait bien du tourisme en Tunisie ou en Israël) ou les migrants clandestins, à moins qu’ils n’entrent par hasard en collision avec eux, comme le symbolise la photo ci-dessus.

Dans la perspective d’esquisser une nouvelle géographie du mouvement, est-il pertinent (a-t-on le droit ?) de représenter et mettre en relation sur une même carte des phénomènes aussi différents que la migration clandestine, la guerre accompagnée de son cortège de déplacés et le tourisme de masse ?

Notes

[1] Roman de l’écrivain anglais Daniel Defoe, publié en 1719.

[2] Navire d’environ 30 mètres qui a transporté les légendaires immigrants anglais (une centaine de « Pères pèlerins ») entre Plymouth en Angleterre et une colonie de peuplement dans le Massachusetts.

[3] « Réfugié ou migrant ? Pourquoi cette question compte », Réfugiés, n° 148, décembre 2007.

[4] Ibid.

[5] « Réfugié ou migrant ? Pourquoi cette question compte », Réfugiés, n° 148, décembre 2007.