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Documentation

Livre | Le miel gris

Recension du livre Le Miel de Slbodan Despot par Sylvain Thévoz, publié sur le blog de la Tribune de Genève, le 21 janvier 2014.

mielLe Miel est un roman intense et sensuel, doté d’une langue riche qui raconte les pérégrinations d’une famille serbe déplacée de sa région de la Krajina durant la guerre d’ex-Yougoslavie. La famille fuit devant les combats, mais le père Nikola reste à l’arrière refusant de quitter ses ruches et sa terre. Les fils ne s’aperçoivent que tardivement de l’absence du paternel; un des fils, Vesko, décide alors, dans un road-récit haletant d’aller le rechercher derrière les lignes croates, utilisant pour cela l’appui d’un russe. Plongés dans ces pages dans la guerre, avec la peur, la violence, sa dimension ethnique, voyant le conflit à travers les yeux du fils Vesko, on y découvre de l’intérieur un paysage changé, trouble, aux frontières mouvantes. Le Miel est un roman habité d’une dimension spirituelle, mystique presque mais  très… politique aussi.

Que le Miel soit un roman réussi et fort, c’est certain. Qu’il soit un chef d’oeuvre comme le glisse Jean-Michel Olivier, peu importe… d’ailleurs qu’est-ce qu’un chef d’oeuvre? Je ne serai pour ma part pas aussi neutre qu’Isabelle Rüff dans sa critique du Temps du 11 janvier qui relève que « les guerres ne font que des victimes, dans tous les camps, c’est une des morales du Miel, avec sa fin ambiguë. Il y a une dizaine d’années encore, le récit de Slobodan Despot aurait été irrecevable. » Mais en quoi ce récit est-il recevable aujourd’hui, même « 10 ans après »? Isabelle Rüff ne le dit pas. Si le livre de Slobodan Despot relève en effet que toutes les guerres font des victimes dans tous les camps, il raconte beaucoup plus que cela et a résolument choisi son camp. Que dit donc politiquement ce roman, à travers son narrateur ? C’est là que les choses se compliquent…

Un génocide du bout des lèvres

Dans l’émission de radio du 21 janvier « la librairie Francophone » sur France Inter, interpelé par l’animateur qui rappelle à Slobodan Despot son passé de nationaliste serbe et le fait qu’il ait nié le génocide de Srebrenica, l’auteur est rappelé à ses déclarations : « on ne peut dire qu’il y ait eu génocide du moment qu’il n’y ait eu que des hommes qui ont été tué ». Il louvoie, nie avoir dit cela, avant, acculé, de le reconnaître du bout des lèvres tout en ajoutant qu’il faut éviter de répondre au génocide par le génocide, et que cela ne servirait à rien… tout en en profitant immédiatement pour rappeler qu’il possède une liste de plus de 3000 serbes supprimés, des vieillards et des femmes. Alors : génocide? Nettoyage ethnique? Despot, contre la communauté internationale, laisse entendre qu’il y a eu génocide de tous côté, et prétend à une sorte de neutralité dans l’horreur. 1-1 au Génocide, balle (ou roman?) au centre. Autant dire que les serbes étaient des victimes comme tant d’autres, faisant fi qu’au début de toute guerre il y a un agresseur et un agressé et que n’est pas génocide tout crime de guerre. Non, on ne s’en sortira pas en se jetant un génocide à la gueule l’un contre l’autre dit Slobodan. Et pourtant, que fait ce livre concrètement, si ce n’est affirmer clairement, contre les croates, les souffrances du peuple serbe et les violences des croates contre les serbes, des tueurs djihadistes musulmans contre les femmes et enfants serbes se cachant sous le voile pudique du « roman ».

Père et fils

Le narrateur, s’il cherche son papa de l’autre côté des lignes, est surtout habité par le désir de rétablir l’équilibre macabre, niveler les compteurs; c’est-à-dire, d’une manière unilatérale, et par une sorte d’inversion, de renverser le fait que les serbes étaient les agresseurs à l’origine de ce conflit. Le héros roule avec le regard rivé dans le rétroviseur, dans une voiture qui semble avancer vers un impossible retour, vers le pays unifié, baignant dans une nostalgie sirupeuse. Non, ce ne serait pas rendre justice à ce roman que de passer sous silence sa structure politique. Contrairement à l’histoire, ici les victimes sont massivement des serbes, victimes d’une construction occidentale et d’une cabale internationale contre eux alliée à de croates impitoyables. Jeux de miroirs déformants que le miel lustre.

Après avoir digéré ce Miel, j’en sors mal-à-l’aise, y découvrant la description manichéenne que fait Despot, à travers son narrateur, de soldats croates décrits comme pervers, des hommes qui terrorisent le héros serbe pour le plaisir de lui voir mouiller son pantalon, lui écraser la carotide du bout de leur arme, dirigeant un « camp de la mort », camp de torture, insultant le pauvre serbe: « Tu sais que les tiens se sont carapatés d’ici comme des pédales » et sont placés dans la suivance et rappelé à l’héritage de leurs pères oustachis nazis. Partition jouée, il est vrai, sur une petite musique humaniste, qui rend encore plus trouble la brillance du miel.

L’étrange couleur de ce miel

Peut être que le trouble n’aurait pas été si fort, sans connaître les déclarations de Despot et ses polémiques sur la question du génocide, ni son engagement en tant qu’éditeur chez Xenia, à publier ce qui se fait « de mieux » en matière de xénophobie et de nationalisme : Oscar Freysinger (dont il est aussi le chargé de communication), Renaud Camus, avec des liens vers l’extrême droite européenne, etc., Ce livre ne peut être uniquement lu comme un oeuvre esthétique, littéraire (dans un sens romanesque qui le délierait du politique) alors qu’il emporte avec lui, est lesté d’une histoire et d’une charge existentielle beaucoup plus lourde. Pas de censure pour Slobodan Despot, non, puisque la liberté d’expression implique son lot de miel et de boue, mais au moins: une clarification politique. Impossible de ne pas faire des allers-retours entre l’œuvre et l’auteur; et pour cause: ils sont liés. Alors, livre dégusté, je demeure sur mes gardes, voir méfiant, devant ce si joli pot de miel et son insertion presque badine dans une histoire sanglante. Doit-on faire le rapprochement avec le livre de W.G Sebald « de la destruction comme élément de l’histoire naturelle » inventoriant les pertes civiles allemande, la terreur des bombardements des alliés sur les villes allemandes, en l’analysant froidement? Non, parce que le Miel, récit romanesque, refuse le face à face avec l’histoire, il la contourne et la réécrit, sans l’assumer pleinement, et Slobodan est beaucoup trop impliqué pour avoir le recul froid de Sebald. Il en témoigne dans le livre quand il trace au sol dans un bois vaudois la carte de la Serbie qui se rétrécit à son grand désarroi.

Lire ou ne pas lire le Miel, l’aimer ou ne pas l’aimer, le défendre ou non, ce n’est pas le débat. Mais qu’est-ce qui a motivé Despot à lancer son lecteur en terrain miné avec une carte trouée? Il est difficile de trouver réponse à cette question dans son livre, et au vu de ses déclarations publiques, de pouvoir entendre de sa bouche quelque chose qui permette de clarifier les positions. On est ici dans le camp du trouble, du gris et de l’ombre, qui est quand même une étrange couleur pour du miel.

Roman politique ou récit politique romancé?

Alors, le Miel, roman politique ou récit politique romancé? A chacun de se faire son idée, mais contourner l’obstacle en soulignant les indéniables qualités narratives et poétiques de l’ouvrage en gommant pudiquement ses prises de position idéologique et ce qu’il véhicule serait rejeter dans l’angle mort une partie de ce que Slobodan nous adresse, certes avec talent et séduction, mais qu’il est malaisé de recevoir sans le nommer pour ce qu’elle est aussi : la vision partisane et ambiguë d’une sale guerre.