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Documentation

Les réfugiés syriens en Jordanie: compte rendu de l’intervention de Cyril Roussel

Cyril Roussel, géographe en poste à l’IFPO Amman, travaille sur les migrations et les frontières. Ses premiers travaux portaient sur les druzes de Syrie et leurs mobilités, ainsi que sur les réfugiés irakiens en Syrie. Depuis son installation à Amman, il s’est lancé dans un programme d’étude des recompositions du Kurdistan irakien, entre autonomisation politique et économique, conflits et tensions frontaliers avec l’lrak ou  l’Iran, et implication dans le bouleversement politique en cours au Moyen-Orient. Il a notamment organisé un colloque important à Lyon l’an dernier, en lien avec le GREMMO, sur le Kurdistan (voir mon commentaire à cette occasion sur Rumor). Parallèlement à ces travaux sur le Kurdistan, Cyril Roussel a été aux premières loges, en Jordanie, pour observer les conséquences de la crise syrienne sur ce pays, et au premier chef, l’installation des réfugiés. Lors de ce séminaire au GREMMO, le 15 novembre 2013, il a présenté une première analyse de ce phénomène. Le texte ci-dessous reprend les notes d’Eric Verdeil, que Cyril a relues et corrigées.

Ce billet a été publié sur le site Proche-Orient et crise syrienne, le 24 novembre 2013. Cliquez ici pour lire le billet sur le site Proche-Orient et crise syrienne.

Nombre et origines des réfugiés

La question de la quantification du nombre de réfugiés jordaniens s’est surtout posée à partir de janvier-février 2012. Jusque-là, en effet les arrivées étaient peu visibles et surtout, étaient absorbées par le tissu social jordanien. Elles se concentraient surtout à Ramtha et sa région, de l’autre côté de la frontière syrienne, au sud de la région de Deraa, le premier foyer du soulèvement syrien.

A partir de mars 2012, l’ampleur des combats à Homs se traduit par des arrivées quotidiennes de réfugiés en provenance de cette ville mais pas seulement. Puis, à partir de la fin de l’année 2012 et début 2013, , un nouveau pic d’arrivées, encore plus massif, de réfugiés majoritairement en provenance de la Deraa, se produit en Jordanie. On compte alors, pendant l’hiver 2013, de 80.000 à 100.000 réfugiés par mois. Depuis le printemps 2013, on assiste à une stabilisation du nombre de réfugiés et à des retours, qui seront expliqués plus loin.

A la fin de l’été 2013, les chiffres du HCR indiquent qu’environ 500000 réfugiés syriens sont en Jordanie. Le gouvernement jordanien présente des chiffres un peu supérieurs mais de toute façon, il s’agit d’approximations car il est difficile de quantifier les retours et une partie des réfugiés initiaux sont mal pris en compte.

[caption id="attachment_13973" align="aligncenter" width="1024"]jordanie_refugies Evolution du nombre de réfugiés en Syrie. Source du graphique : http://data.unhcr.org/syrianrefugees/country.php?id=107[/caption]

Dans l’ensemble, les réfugiés viennent à 48-49% de Deraa, 30% Homs, 10% Damas, etc… Localement, les origines géographiques des réfugiés varient en fonction des réseaux familiaux et tribaux en fonction desquels les filières migratoires et d’installation se sont organisées. Ainsi, à Mafraq, 75% des réfugiés viennent de Homs, selon les listes des associations caritatives locales. A Zarqa, on retrouve aussi une concentration de gens de Homs. Par contre, à Ramtha et Irbid, la majorité des réfugiés syriens provient de la région voisine de Deraa.

Logiques géographiques de l’installation des réfugiés

La géographie de l’installation des réfugiés syriens en Jordanie se distingue très fortement du schéma de l’installation des réfugiés irakiens en Syrie et en Jordanie durant la période 2005-2010. En effet, dans les deux cas, les réfugiés irakiens s’étaient concentrés essentiellement dans les deux capitales (Damas à 90%) et Zarqa-Amman (Dorai, Chatelard 2009).

Au contraire, l’installation des réfugiés syriens en Jordanie se caractérise par une très forte dispersion, à l’intérieur de la région frontalière septentrionale allant du Ghor à l’ouest, au désert, à l’est de Mafraq. Un travail de cartographie est en cours, qui permettra très rapidement d’illustrer cette géographie disséminée dans les villes et villages de la bande frontalière.

Plusieurs explications complémentaires expliquent cette organisation.

Dans un premier temps, les installations proches de la frontière se comprennent comme temporaires, en attente d’un retour rapide. De plus, la région frontalière est moins onéreuse pour les réfugiés que les grandes villes et en particulier Amman. Ensuite, les installations privilégiées de Homsiotes à Mafraq ou Zarqa illustrent la force de liens familiaux et tribaux remontant aux migrations à l’intérieur du Bilad esh-sham ottoman à la fin du XIXème siècle ou à l’époque des mandats. De même, en 1982, des centaines de familles syriennes fuyant Hama s’installent en Jordanie, notamment à Amman et Zarqa. Ces marchands d’origine syrienne implantés dans ces villes et y ayant désormais pignon sur rue ont joué un rôle essentiel dans l’accueil de leurs parents et connaissances durant la première année du conflit, ce qui explique d’ailleurs les retards dans l’enregistrement auprès des autorités ou du HCR, toutes ces entrées étant de plus légales. Cette dimension familiale joue un rôle beaucoup plus fort que dans la crise irakienne. Dans un second temps, le facteur économique – en particulier le prix des loyers – joua un rôle déterminant.

L’aide aux réfugiés

L’essentiel de l’aide interne est assurée – en plus de celle des autorités jordaniennes –  par des associations jordaniennes à destination des réfugiés disséminés sur le territoire, c’est-à-dire hors camps, qui représentent 75% de l’effectif total des réfugiés, soit plus de 350 000 personnes.

Trois associations jordaniennes assurent pour l’essentiel ce travail. Elles travaillent aujourd’hui quasi exclusivement sur la question syrienne, alors que par le passé, elles intervenaient auprès du public jordanien et palestinien puis irakien.

Al Taqaful (créée en mars 2010) : financée par des mécènes du Golfe et des Jordaniens. 70% de son activité concerne les  réfugiés syriens et 30% sur orphelins et pauvres jordaniens.

Al Markaz al-islami, fondation créée par l’association des Frères musulmans, en 1963. C’est depuis l’origine une association caritative. Elle est placée sous la tutelle du ministère du développement social jordanien. Ses principaux donateurs sont le Koweit et le Qatar (ou des mécènes de ces pays ?).

Kitab al-Sunna, association fondée par des salafistes quiétistes. Elle est financée par l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis, ainsi que par des associations islamiques en Europe qui font des quêtes. A l’origine c’est une association culturelle et de ce fait, elle est placée sous la tutelle du ministère jordanien de la Culture. Mais depuis 2011, elle se concentre quasi-exclusivement à la crise syrienne et aux réfugiés (qui représente 95% de son activité).

Depuis 2012, les ONG internationales interviennent également, essentiellement dans les camps (25% des réfugiés). Certaines ONG ont cependant aussi des antennes et des activités hors des camps. Par exemple MSF gèrent des hopitaux ou des maternités. On revient ci-dessous plus en détail sur le camp de Zaatari. Certaines ONG souhaiteraient aussi faire du « crossborder », mais les autorités jordaniennes de même que la « communauté internationale » ne soutiennent pas ces initiatives, synonyme d’ingérence en Syrie. On retrouve d’ailleurs un enjeu similaire à la frontière du Kurdistan irakien.

La situation actuelle des réfugiés syriens en Jordanie présente plusieurs différences avec la crise irakienne. Tout d’abord sur le plan financier, les moyens disponibles venant des associations locales sont très inférieurs. Une famille irakienne recevait 100-150$ aide /mois; les syriens environ 30$/mois. Depuis 2013, il n’y a pratiquement plus d’aide directe aux réfugiés syriens, hormis par le HCR qui distribue des coupons de nourriture. Alors que début 2012, presque toutes les familles syriennes recevaient de l’aide, un an après, seules les familles fraichement arrivées sont aidées. Ainsi, la plupart des familles syriennes présentent en Jordanie éprouvent des difficultés financières.   Les aides octroyées par les associations jordaniennes concernent l’éducation, l’aide financière individuelle (pour les loyers) – désormais interrompue -, la santé, la nourriture, vêtements, etc.

Pendant l’année 2012, il y a eu en Jordanie un débat autour de la question des abus des réfugiés dont certains cherchaient à bénéficier d’aides de toutes les associations en même temps. Des tricheries ont été évoquées, comme des Syriens venant du Golfe, des Syriens en Jordanie de longue date… Depuis la fin 2012-début 2013, une coopération entre les associations s’est amorcée, visant notamment à comparer les listings de bénéficiaires dans un serveur central.

Le contrôle de la frontière

Courant 2012, l’armée syrienne s’est retirée de la frontière, à l’exception de quelques points qu’elle contrôle encore comme le poste de Jaber-Nassib. Il n’y a donc plus de contrôle centralisé côté syrien ; ce sont les forces syriennes libres qui contrôlent la bande frontalière entre le Golan et le Djebel Druze ce qui a favorisé les entrées illégales. De ce fait, depuis l’été 2012, la Jordanie a mis en place un contrôle unilatéral, impliquant une surveillance militaire de la frontière et la prise en charge par l’armée jordanienne des réfugiés.

Durant les 10 premiers mois, le passage légal des réfugiés était la norme. A partir du printemps 2012, on assiste à une augmentation des entrées illégales. En effet, l’intensification du racket aux frontières syriennes pousse les gens à passer à côté. De plus les troupes du régime se retirent de certaines zones de la région de Deraa. De ce fait, des passages illégaux se forment et se consolident, notamment Wadi Hit (ouest de Deraa, sur le Yarmouk), un poste illégal de passage de la frontière organisé par l’Armée syrienne livre, ainsi que Chalalat Tell Shab (Mzerib).

Cela a des conséquences sur le système de contrôle de la frontière par les Jordaniens, et donne lieu à un changement de discours, avec une remise en cause de la politique de la frontière ouverte, un discours sur l’armement des syriens et la volonté de création d’une « buffer zone » en Syrie où les réfugiés syriens pourraient stationner. IL y a eu alors de plus en plus de rumeurs d’une intervention implication américaine. Un camp d’entrainement de l’ASL est créé dans le nord de la Jordanie.

A partir de ce moment-là, il n’y a plus que des entrées illégales. Le gouvernement jordanien met en place un contrôle des réfugiés dont le camp de Zaatari est le point pivot. Il ouvre en juillet 2012. C’est un camp de transit et de contrôle. Les réfugiés restent à Zaatari tant qu’ils n’ont pas de kafil (=sponsor/garant). Zaatari devient le moyen de contrôler les illégaux. Les troupes déployées devant la frontière, en collaboration avec l’armée libre de l’autre côté. Il existe en Syrie de véritables routes pour acheminer les réfugiés, des entonnoirs, avec des goulots d’étranglement sur la frontière. Cela correspond au recul de l’armée syrienne.

Dans cette nouvelle configuration, tous les réfugiés syriens sont donc inscrits obligatoirement au HCR lors de leur passage par Zaatari. De ce fait, les statistiques du HCR deviennent plus fiables pour connaître le nombre de réfugiés en Jordanie.

Les mobilités des réfugiés sur le territoire jordanien après l’entrée dans le camp

Dans le système de la kafala, avec son kafil, une famille syrienne peut sortir du camp, avoir accès au soin, les enfants aller à l’école. En sortant, les réfugiés laissent leurs papiers (carte d’identité) aux autorités jordaniennes, ce qui permet à ces dernières d’exercer un double contrôle : direct sur les réfugiés via leur papier, et indirect, via le garant qui a intérêt à ce qu’il n’y est pas de problème avec ses protégés. Pour le choix du kafil, les réseaux familiaux refonctionnent. Cela se traduit donc de nouveau par la concentration dans les villes concernées par les filières migratoires anciennes et les réseaux familiaux. Toutefois, on assiste aussi à des évolutions dans la géographie de l’implantation des réfugiés, en raison de nouvelles mobilités.

D’abord, une mobilité de villages et de bourgs vers certaines banlieues urbaines villes : les zones autour d’Irbid et de Mafraq initialement privilégiées par les réfugiés, connaissent à partir de fin 2012-2013 une forte hausse des loyers (ils passent d’environ 60 JD à 180 JD) en raison des nouvelles arrivées. Or, les associations jordaniennes ne peuvent plus aider suffisamment. Au même moment, il y a aussi une baisse des dons. Elles réduisent les aides aux familles déjà en place.

De ce fait, certains logements urbains deviennent moins chers. On assiste alors à une mobilité économique vers Zarqa et des quartiers pauvres d’Amman, où le marché du travail est potentiellement plus attractif également.

Depuis avril 2013, un mouvement de retour vers la Syrie se fait également jour à cause des coûts. Il y aurait eu environ 60 à70.000 retours. Le recul de l’armée gouvernementale syrienne s’intensifie et cela favorise ce mouvement, qui concerne surtout des gens de Deraa.  Il existe des réseaux syriens pour le retour des réfugiés vers les zones libres, qui permettent par exemple à des réfugiés de Jordanie de retourner dans les maisons de ceux qui restent encore dans le royaume.

Il existe également une mobilité de transit : vers le Golfe ou, du moins jusqu’à juillet 2013, vers l’Egypte ou encore vers l’Europe et au-delà.

Situation actuelle dans le nord de la Jordanie

Dans les 6-8 premiers mois, les réfugiés ont surtout été pris en charge par les proches ; il y a eu ensuite prise de relais par le gouvernement jordanien, qui craignait surtout l’arrivée de Palestiniens en provenance de Syrie. La situation s’est décoincée sans doute à la suite de pressions américaines, qui débloquent des financements. En 2012, les écoles publiques s’ouvrent aux réfugiés; de même que le système de santé. Une carte de réfugiés est mise en place, autorisant la circulation et donnant droit à l’aide et à ces services.

A Mafraq gouvernorat, on compterait aujourd’hui  200.000 Syriens en plus des 250.000 habitants de ce gouvernorat. Cela pose de gros problèmes d’eau, et entraîne le développement d’offres parallèles. Cela représente un coût très lourd pour les réfugiés syriens comme pour les jordaniens les plus pauvres. On évoque des empoignades et des tensions entre Jordaniens et Syriens à ce sujet. Un journalier en charge de sa famille qui touche ordinairement un revenu de 300 JD doit peut payer jusqu’à 60 JD / mois pour l’eau. Donc il doit réduire ses autres dépenses. On évoque aussi la revente de coupons de nourriture…

Le secteur immobilier est particulièrement concerné comme s’était le cas à Damas avec la crise irakienne. Dans le nord de la Jordanie, les Jordaniens louent des garages aux réfugiés syriens, reconstruisent à la hâte un autre étage de leur maison pour le louer.

Cette situation entraîne peu d’effets positifs pour l’économie jordanienne. Les réfugiés sont pauvres, au contraire des réfugiés irakiens qui investissaient dans l’immobilier. Les riches Syriens sont plutôt partis dans les lieux de la diaspora.

Le travail des Syriens

Normalement, les réfugiés n’ont pas le droit de travailler. En 2012, le gouvernement gardait les yeux fermés sur le travail au noir. Depuis 2013, et l’afflux massif de réfugiés, la répression s’est accrue. Les contrevenants sont reconduits parfois à Zaatari. Les secteurs où les Syriens peuvent espérer trouver des emplois sont la restauration, la confection, le BTP, au risque d’entraîner la baisse des salaires des journaliers jordaniens, sans parler de la hausse des loyers.

Le camp de Zaatari

Les Jordaniens n’ont pas voulu voir le problème au début, comme on l’a dit. Puis ils ont créé un seul camp. En fait, il y a eu quelques lieux qui ont servi de camps dans un premier temps, comme le stade de la ville de Ramtha, puis un espace spécifique dans un autre quartier (Bashabshe), mais rapidement saturés avec 2-3000 réfugiés.

Le nombre de réfugiés dans le camp de Zaatari se monte actuellement à environ 105.000 habitants alors qu’il avait atteint 180.000 au printemps 2013.

Ce camp fait l’objet de nombreuses critiques et les conditions de vie y sont très difficiles, avec une énorme chaleur l’été et un froid mordant l’hiver, des problèmes d’évacuation des pluies, etc. Il y a notamment un gros problème de rationnement en eau. Début 2013, la quantité d’eau disponible passe de d’une centaine de litres par jour et par personne à 35 l mais sans système de distribution équitable. On évoque de nombreux trafics que la taille très vaste du camp ne permet pas de contrôler (par exemple ici, dans Le Monde, en mai 2013). Les responsables d’allées sont taxés de divers abus, notamment l’organisation d’un marché au noir grâce au détournement d’une partie de l’aide. Il y a eu des contestations et des plaintes.

Mais pour les humanitaires, il fait figure de camp modèle. Le camp est géré par le HCR et les autorités jordaniennes qui coordonnent l’action de nombreuses ONG étrangères.

Les raisons du choix d’un seul grand camp plutôt que plusieurs camps, comme en Turquie où des camps de 10-15 000 réfugiés sont préférés, ne sont pas clairs. La finalité de contrôle du camp l’explique peut être. Peut être un seul grand camp permet-il des économies d’échelle pour les ONG ? Toujours est-il qu’on parle aujourd’hui d’un nouveau camp qui doit ouvrir près d’Azraq.

Voir aussi: