Aller au contenu
Comptoir

Du flux incontrôlé de migrants en Méditérranée…

Début octobre, la Suisse et l’Europe apprenaient la nouvelle du drame de Lampedusa. Dans les médias romands, au-delà de la tragédie, de l’émotion suscitée par la découverte des corps, une notion récurrente: celle du «flux incontrôlé» ou du «problème de l’afflux des migrants sur les côtes européennes». L’idée de surnombre fait écho à l’un des modes de description des étrangers les plus usités en Suisse depuis les années 1920. Mais qu’en est-il vraiment de cet «afflux» en Méditerranée, et en Europe?

Dessin paru dans Le Temps le 5 octobre 2013
* «Je vous rappelle cette information, un navire de clandestins a coulé au large de Lampedusa. Ils étaient 500 sur l’embarcation, surchargée. A cette heure, seulement 150 sont sauvés. La tragédie montre l’ampleur du flux incontrôlé de migrants en Méditerranée.» (Darius Rochebin, RTS, 3 octobre 2013)

 

Les chiffres

De manière générale, rappelons que les migrations internationales sont restées stables ces cinquante dernières années (1). Plus précisément, les chiffres fournis par le HCR des arrivées irrégulières en Italie par la mer sur les six dernières années montrent qu’il n’y a pas d’augmentation croissante, mais de grandes fluctuations: 13’200 en 2012, 61’000 en 2011, 4328 en 2010, 9573 en 2009, 36’000 en 2008, 19’900 en 2007, 22’000 en 2006. La variation est davantage liée aux contextes sociopolitiques des pays d’origine ou de provenance qu’aux politiques des pays d’accueil (2). Ces chiffres doivent aussi être lus sous l’angle de l’évolution des routes migratoires (voir Tab. 1). Une évolution en partie liée au durcissement des contrôles dans la Méditerranée (3). En d’autres termes, les flux ont toujours existé, sans pour autant qu’il y ait de «flux incontrôlé»; et la surveillance des mers a plus d’influence sur les routes empruntées que sur la venue des personnes en Europe.

La comparaison des demandes d’asile européennes avec le nombre de réfugiés dans le monde est également éclairante. Surtout lorsque l’on sait que la majorité des personnes arrivées sur les côtes italiennes depuis le début de l’année sont demandeuses d’asile (4): selon le HCR, les pays du Sud accueillent 4/5 des réfugiés dans le monde (5). La situation syrienne, où plus de deux millions de personnes ont trouvé refuge dans les pays limitrophes contre environ 40’000 pour l’Europe 6, vient confirmer cette tendance.

Pourquoi ne pas mettre plutôt en avant le rôle de l’Union européenne et les entraves à la migration?

Le drame de Lampedusa n’est pas un cas isolé (7) et il est nécessaire de le replacer dans le contexte plus large de la restriction des voies légales de la migration et des dispositifs de contrôle des frontières de l’UE.

Dans le cas de la Suisse, la décision de supprimer les demandes d’asile aux ambassades (lire p. 9) a une incidence directe sur ce type de drames. D’autant plus lorsque l’on sait que les principaux pays de provenance des naufragés du 3 octobre sont l’Érythrée et la Somalie, deux pays fortement touchés par cette mesure.

Plus largement, cet événement est symptomatique du prix payé par les personnes migrantes à la surveillance des frontières par l’UE, notamment par le biais de Frontex, à laquelle la Suisse contribue depuis 2008. Le lien entre les risques pris par les personnes pour éviter les contrôles et la présence de l’agence en Méditerranée a été reconnu par le directeur de Frontex lui-même (8).

La criminalisation de l’aide aux migrants par certains Etats va aussi dans ce sens. Ainsi des procès intentés contre les pêcheurs ayant cherché à venir en aide aux embarcations en détresse dans les eaux italiennes (9). A Lampedusa, certains pêcheurs ont continué leur route sans porter secours aux passagers en perdition. D’autres, ayant déjà sauvé 47 personnes, se sont vus empêchés par les gardes côtes italiens de repartir aider les secours (10).

Contribuer à diffuser l’image faussée d’une Europe soumise à un «afflux incontrôlé de migrants» n’est pas neutre. Selon l’anthropologue Michel Agier, l’émotion ressentie devant la tragédie peut vite passer à une autre émotion, celle de la peur de l’invasion de l’étranger (11). Une émotion qui aura pour effet politique de conforter le consensus autour du renforcement de la surveillance et du contrôle des frontières extérieures de l’UE. Une politique basée sur des faits biaisés, avec les effets que l’on connaît. Et comme l’a montré Claire Rodier dans notre dernier numéro, ce tout-sécuritaire est inefficace.

Raphaël Rey

Source: Frontex 2012, 2013
Source: Frontex 2012, 2013

Notes:

(1) PNUD, Lever les barrières, mobilité et développement humain, 2009.

(2) Besson, Roger et Etienne Piguet (2005). Trajectoires d’asile africaines: répartition des demandes d’asile en Europe et effets des politiques. Neuchâtel: Swiss Forum for Migration and Population Studies [etc.].

(3) Del Biaggio Cristina, Campi, Alberto (photogr.), Regards sur les migrants de longue distance en Grèce. Analyse de procédure et d’acteurs à partir de trois d’observations privilégiées: la région d’Evros, Athènes et Patras, L’Espace Politique, 2013, vol. 20, no. 2; Rodier, Claire, Xénophobie Business: A quoi servent les contrôles migratoires. Paris: La Découverte, 2013.

(4) Selon un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur italien, en date du 14 octobre 2013, 35’085 personnes migrantes sont arrivées sur les côtes italiennes depuis le début de l’année, presque tous souhaitant y demander l’asile: 9805 Syriens, 8443 Erythréens, 3140 Somaliens, 1058 Maliens, 879 Afghans. Antenello Mangano. « Non vogliamo essere buoni? Cerchiamo di essere intelligenti. Nel 2013 nessuna emergenza sbarchi« . Terrelibere.org, 18.11.2013.

(5) UNHCR, Asylum Levels and Trends 2012.

(6) IRIN, En Europe, les réfugiés syriens ne sont pas les bienvenus, 26.09.2013.

(7) Selon le UNHCR, au moins 1500 personnes sont mortes en Méditerranée en 2011. Près de 20’000 personnes depuis 1993, selon l’ONG United against racism. 3300 personnes aux abords de Lampedusa, selon la même ONG.

(8) Brunsden, Jim, « Frontex chief warns about failure to reduce migration« , EuropeanVoice.com, 11.09.2008.

(9) Malka, Sophie, « Non-assistance à migrants naufragés« . Vivre Ensemble, n°134, septembre 2011; Tafelmacher, Christophe, « Verdicts des tribunaux pour les courageux marins« , Vivre Ensemble, n°126, février 2010. Rekacewicz, Philippe, « Migrations, sauvetage en mer et droits humains« , visionscarto.net, 27 septembre 2009.

(10) Le Monde, Naufrage à Lampedusa : les secours critiqués, 5 octobre 2013.

Les médias et les Roms

Le 5 décembre 2013, la Commission fédérale contre le racisme a publié une étude de l’Université de Zurich sur le traitement médiatique des Roms dans les principaux médias de Suisse, réalisée entre 2005 et 2012. Principaux constats: l’information en Suisse se focalise sur les comportements déviants et criminels et moins sur les discriminations dont les Roms sont victimes ou sur leurs efforts d’intégration. Une contribution sur huit tend à être discriminante parce qu’elle fait appel à des généralisations associées à des stéréotypes négatifs. La CFR invite donc les médias, entre autres, à nuancer leur propos, à éviter les amalgames, «à varier les angles d’approche et à tenter de comprendre les réalités économiques et sociales vécues par ces minorités en Suisse dans toute leur diversité. »

Raphaël Rey