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Documentation

Témoignages | Capsules de rétention

Un projet impulsé par la Cimade, avec le webzine Terri(s)toires et Jet fm. Témoignages des militant(e)s bénévoles au coeur du Centre de Rétention Administrative de Rennes.

Jour gris. Le berlingo blanc de la Cimade tourne à droite au rond-point, direction « parc des expositions ». Presque une route de campagne, un de ces non-lieux en périphérie rennaise où d’immenses hangars attendent une prochaine manifestation pour reprendre vie.

Quelques centaines de mètres plus loin, un panneau discret indique le Centre de rétention administrative sur la gauche. Nous nous engageons au milieu de nulle part ; des roseaux ont poussé sur ce qui était un bassin d’épuration. À l’arrière-plan, un avion abandonné d’Air Inter rappelle l’existence d’un aéroport qui paraît sans activité. Puis c’est une étendue de terrains militaires qui avoisinent les constructions de logements neufs, aux portes de la ville.

Au bout du chemin, le CRA ; ses bâtiments massifs, emmurés de grillages et barbelés. Caravanes et camping-car des gens du voyage jouxtent le parking du lieu d’enfermement. Insolite cliché de l’hospitalité française… À travers les barreaux, les véhicules de la police nationale font écho aux couleurs du drapeau français qui flotte, ridiculement seul parmi rien, dans la cour d’accueil du centre. À ses pieds, un monospace Citroën gris de la PAF est garé. Celui qui amène les migrants sans papiers ici.

Un camion-poubelles approche, qui porte un slogan : « Nous veillons sur la propreté, veillez sur notre sécurité. » PROPRETÉ, SÉCURITÉ… Pourquoi ces deux mots résonnent-ils si singulièrement… à ce moment-là, à cet endroit-là ? »

« Absurdité ! Que font les gens du voyage ici, aux portes du CRA ? Comment peuvent-ils supporter cette provocante menace de l’enfermement à la porte de leurs caravanes ? Absurdité encore, les symboles de la République ne crânent que de l’ordre et du pouvoir qu’ils représentent. Pas de quoi être fier, au contraire ; j’ai honte pour la France.

Nous continuons timidement le tour des lieux, roulons au pas devant le bâtiment qui servait auparavant d’hébergement aux escadrons de CRS, aujourd’hui remplacés par des policiers de passage. À leur disposition, un terrain de basket, ce jour-là – comme beaucoup d’autres ? – déserté. Double enfermement au sein du CRA, l’aire de sport est délimitée par une deuxième grille, intérieure, celle-ci, derrière laquelle sont cantonnés les étrangers. Deux pauvres jeux pour enfants montés sur ressorts rappellent que les familles y ont droit de séjour. La cour, tout aussi vide, accentue l’impression de désolation.

Nous sonnons à l’interphone et demandons à rencontrer Ali. Une voix nous invite à attendre l’arrivée d’un policier. Nous attendons. Le dessin d’une caméra barrée signale que toutes les images sont ici soumises à autorisation de la PAF. Un agent vient nous chercher. La lourde porte claque dans notre dos. Nous traversons la cour d’accueil jusqu’à une seconde grille. Encore quelques mètres pour atteindre le bâtiment des intervenants extérieurs, où la Cimade et l’Ofii (Office français de l’immigration et de l’intégration) ont leur bureau. Deux salles de visite permettent des échanges avec les retenus, normalement réglementés à 30 minutes. Nous laissons notre carte d’identité, nos sacs dans un casier, et allons nous installer dans une pièce froide de tristesse : une table, cinq chaises, des murs blanc-sale défraîchis, un carrelage gris. À travers la fenêtre nous parviennent les plaisanteries des policiers qui s’ennuient. Des « youhou », des rires gras, une pesanteur…

La lumineuse arrivée d’Ali fait un instant oublier le décor. Sa jeunesse détonne. Fins cheveux bruns et courts, teint mat, regard malicieux, sourire jovial, légère pilosité juvénile, il porte un mince bracelet en argent aux géométries traditionnelles, mais une montre suisse – « là-bas, c’est l’Europe ! ». N° 542, c’est son numéro au CRA, qu’il doit rappeler souvent, pour les repas, pour tout. « Ici c’est la prison : tu manges, tu dors ». Ali a la parole facile…

Et il sait de quoi il parle ; en prison, il avait préparé son sac et s’était dit : « demain je sors ! » Sauf que le lendemain, la PAF l’attendait devant la porte… Depuis 3 mois qu’il était enfermé, il pensait pourtant avoir payé. Mais le juge des libertés et de la détention lui a ajouté 20 jours, au minimum. Il en est à son 10e. Et « une journée ici, c’est long ! »

Le matin, on tape à la porte : « Debout les gars ! c’est l’heure du ménage ! Dehors ! » Alors il sort, il s’étire au grand air, il allume une cigarette et tout à coup, et à chaque fois, il voit cet avion d’Air Inter et il se demande : « mais qu’est-ce que je fais ici !  » L’après-midi, il pourrait rattraper le manque de sommeil dans la cellule, mais le problème c’est qu’en rétention, « tu peux pas dormir, tu penses ». Il préfère donc parler avec son copain turc, rencontré dans le centre. De toute façon, il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre, attendre encore, attendre toujours.

« La télé, c’est une télé pour deux personnes : on voit rien dès qu’il y a quelqu’un devant, on entend mal le son ». Chaîne d’infos en continu, télévision en cage, il faut négocier la télécommande avec les policiers. Le chauffage aussi marche sur télécommande. Ou devrait marcher. Alors c’est plus facile de demander une couverture supplémentaire. Pourtant, « si tu regardes la couverture, t’es malheureux ! » Dans leur cellule de 9m2 partagée à deux, ils ont froid. Ça, et les problèmes pour laver les vêtements, au fond, Ali s’en moque.

Ce qui lui fait mal, c’est quand ils arrivent à 6 ou 8 policiers à 4 h du matin dans une chambre pour emmener un retenu. « Même les mecs forts, ils pleurent ». Ça lui rappelle la prison, les coups, l’injustice du 10 contre un. Et la même perte de contrôle sur la suite. À sa sortie, on lui a juste dit : « il faut que tu signes pour aller au centre de rétention ; si tu signes pas, tu vas au centre de rétention ». La différence, c’est qu’en prison, « il y a une date. Ici, on ne sait pas. Tu dors, et la police arrive… »

Ali est désorienté ; il ne reconnaît rien de ce qu’il a connu à l’extérieur du CRA. Il vit en France depuis deux ans. Il a 17 ans et demi (mais a été jugé sur la base d’une majorité assurée par des tests osseux). Il a appris les règles, les codes. Et il ne saisit pas pourquoi ici, entre migrants, « s’il te plaît, pardon, ça n’existe pas ». Pour taxer une cigarette, un geste de la main à la bouche suffit. À quoi bon la politesse… Les mots sont réservés aux hommes ; mais est-on toujours un homme quand on n’a pas un papier qui atteste une identité ?
Alors quand la parole vient à manquer, l’état de nature peut reprendre le dessus. Il reste encore la violence des gestes, la loi du plus fort, le chacun-pour-soi. Prêter un objet personnel peut devenir source de problème. Une recharge de téléphone, par exemple. On veut bien rendre service, on la cède pour un moment, on en a besoin, on voudrait la récupérer, mais on peut se heurter à l’indifférence ironique de l’emprunteur, voire aux coups si on n’a pas encore compris…

Ali a compris ; il reste en dehors des conflits et tente de garder des rapports courtois, avec les policiers autant qu’avec les autres retenus. Il préfère penser aux filles, aux boîtes de nuit qui l’attendent dehors, aux vacances qu’il prendra peut-être au bled si on l’expulse, avant de revenir – en Angleterre cette fois. Il a les rêves de son âge en somme. À ceci près qu’il a dû intégrer l’idée de se marier plus tôt que prévu. Pour les papiers. Il ne cherchera plus une fille, il cherchera sa femme. Et à continuer dans son domaine, le tourisme.

Il avait appris les langues étrangères parce qu’il fantasmait l’Europe, qu’il aspirait aux rencontres. Tout lui semblait possible et ouvert ici. Alors à 15 ans, il a pris le bateau, malgré les remous et les dangers, et, comme les autres, pendant la traversée, il a imaginé avec enthousiasme ce qu’il allait faire sur le continent… Ali a espéré, avec toute la fougue de l’adolescence. Cette soif de l’inconnu le prive aujourd’hui de sa liberté de mouvement…
Est-ce ainsi qu’on accueille celui qui a osé tout quitter pour réaliser son rêve ? Est-ce ainsi que notre vieux continent salue le courage des migrants ? – Ne parlons pas de ceux qui ont dû fuir – N’avons-nous que paperasseries, sanctions et entraves à proposer au pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ?

Pourquoi faut-il que les rêveries du promeneur mènent à l’errance subie, au lieu d’une errance choisie ?