Aller au contenu
Documentation

La Cité | Belgique, le miroir afghan

Depuis six mois, des réfugiés afghans multiplient les protestations contre le renvoi de certains des leurs vers Kaboul, capitale meurtrie en proie à des violences quotidiennes. érigeant un camp dans une église au centre de Bruxelles, ils font éclater les contradictions de la politique d’asile belge, tiraillée entre deux camps opposés, déstabilisant la coalition au pouvoir à quelques semaines des élections législatives.

Article de Luisa Pace, photos d’Alberto Campi. Article paru dans La Cité du mois d’avril 2014. Cliquez ici pour lire l’article sur le site de La Cité ou cliquez ici pour télécharger l’article original en pdf.

[caption id="attachment_15589" align="alignright" width="327"]bxl_12122013_052-2_H D’ethnie balouche, cet Afghan a installé son lit de fortune sous la nef centrale de l’église du Béguinage.
Photo: Alberto Campi, 2013[/caption]

Au cœur de Bruxelles, l’église du Béguinage est, depuis le 16 novembre dernier, le théâtre d’une protestation sans précédent en Belgique. Dans ce lieu de culte bâti en 1657, des familles afghanes ont érigé un «camp de réfugiés», équipé de tentes, matelas, couvertures, ne disposant toutefois que de deux cabinets de toilettes et d’un unique lavabo pour des dizaines de personnes. Elles réclament leur régularisation, au nom du collectif «450 Afghans sans statut!», réunissant les demandeurs d’asile afghans, soutenus par un comité de résidents belges.

Cette mobilisation — née au lendemain de la vague de renvois forcés qui, en été 2013, a reconduit des dizaines d’Afghans dans leur pays — culmine pour l’heure à l’intérieur des murs en style baroque du Béguinage. L’église est devenue l’épicentre d’un mini séisme qui met le gouvernement en porte-à-faux, à quelques semaines du scrutin du 25 mai prochain, jour où se dérouleront à la fois les élections régionales, fédérales et européennes. «Le sort de quelques centaines de demandeurs d’asile afghans divise la coalition qui a stabilisé le royaume», analyse Le Monde, dans son édition du 30 janvier 2014. C’est sur ce dossier que se joue en partie l’avenir de la recette gouvernementale vantée par Elio Di Rupo.

Le premier ministre craint la montée en puissance de la formation populiste Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA, la Nouvelle alliance flamande), galvanisée par le popularité de son leader Bart De Wever. Né en 2011 des cendres du vieux parti nationaliste Volksunie — bénéficiant de la faveur des sondages après les succès obtenus dans plusieurs grandes villes flamandes en octobre 2012 et l’ascension Bart De Wever à la mairie d’Anvers —, le parti N-VA pourrait remporter le scrutin régional et percer au niveau national «au point de se placer en arbitre et peser sur les choix politiques», analyse le politologue Henk de Smaelegi, de l’Université d’Anvers.

à en faire les frais, c’est la politique belge en matière d’asile, marquant un durcissement sous la pression populiste. Un durcissement qui se manifeste dans le traitement du dossier afghan, poursuit le politologue: «On assiste à la récupération d’un conservatisme typique d’une droite nationaliste qui obtient le plus de consensus là où la crise, qu’elle soit économique ou politique, conduit le peuple à considérer l’immigré comme un potentiel concurrent et donc une menace, un danger pour l’emploi et l’économie locale.» En Belgique, la montée de la xénophobie est une réalité qui s’est amplifiée pendant la longue vacance du pouvoir à la tête de l’état, le pays ayant été dix-huit mois sans gouvernement. Les tensions se sont exacerbées entre les régions wallonne et flamande, «le mythe des Flandres rurales, dont l’orientation à droite remonte au XIXe siècle, s’opposant au cosmpolitisme de Bruxelles et de la partie francophone», ajoute Henk de Smaelegi.

Le gouvernement surfe sur le sentiment anti-réfugiés qui gagne la société belge. «C’est la pilule empoisonnée dans la ‘recette belge’ vantée par le premier ministre Elio Di Rupo.» Pour justifier les renvois des requérants afghans dans un pays ravagé par des violences quotidiennes, il a trouvé un escamotage, en divisant l’Afghanistan en zones dangereuses et non dangereuses. «Bien que l’ambassade d’Afghanistan à Bruxelles ne délivre pas de laissez-passer pour le retour de ses ressortissants au pays, ce qui signifie que juridiquement la Belgique ne peut pas les expulser, le gouvernement passe par la méthode du ni vu ni connu et les renvoie directement à Kaboul, où l’aéroport est curieusement entre les mains des Belges et des Allemands», dénonce Alexis Deswaef, président de la section belge de la Ligue des droits de l’Homme. Une fois arrivés dans une «zone non dangereuse», les expulsés «qui n’étaient pas originaires de cette zone se seraient vu conseiller de déménager…», relève encore Le Monde. Ce n’est pas la seule contradiction frappant l’action gouvernementale, influencée par l’imposante figure de Maggie De Block, du parti des Libéraux et démocrates flamands, secrétaire d’état à l’asile et à la migration, à l’intégration sociale et à la lutte contre la pauvreté, ainsi qu’adjointe à la ministre de la Justice. Elle a officiellement déclaré en 2013: «Kaboul est une ville sûre». Dirk Van den Bulck, président du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA), lui a emboîté le pas, le 15 janvier 2014, dans une tribune libre publiée dans La Libre Belgique: «Le CGRA reconnaît que la situation est problématique dans de très nombreuses régions d’Afghanistan. Dans d’autres régions, dont Kaboul, j’estime que les civils ne courent pas un risque réel d’être victimes d’une violence aveugle.»

Mal lui en a pris, deux jours plus tard, le 17 janvier, une fusillade faisait vingt-et-unes victimes dans un restaurant du quartier Wazir Akbhar Kham, considéré comme l’un des plus sécurisés de la capitale, fréquenté par des organisations internationales comme la Croix-Rouge, un quartier où, ironie du sort, l’ambassade de Belgique a élu domicile. Ce carnage a mis à mal la crédibilité du gouvernement de coalition, faisant éclater des dissensions internes entre la gauche et la droite, aussi bien au niveau parlementaire. C’est ce que le mouvement des «450 Afghans sans statut!» dénonce depuis ses débuts: la cécité du gouvernement quant à la réalité du pays afghan. Fin septembre 2013, ses militants tiennent une première protestation de rue à Bruxelles, durement réprimée par la police. Dans tout le pays, les réfugiés afghans ont ensuite multiplié les manifestations, dont une marche de soutien de 70 kilomètres en trois jours, de Bruxelles à Gand dans les Flandres.

Renvoyé, il meurt sous les balles des talibans

Après quatre mois de contestation, le 15 décembre 2013, le premier ministre belge Elio Di Rupo s’est résolu à rencontrer une délégation de demandeurs d’asile, en marge d’un hommage public à Nelson Mandela à Bruxelles. Il a assuré qu’il suivait le dossier et a proposé l’intervention de la médiatrice fédérale, Catherine De Bruecker, pour sortir de la crise. Accompagné de Maggie De Block, le chef du gouvernement a insisté pour que tous réintroduisent des demandes d’asile individuelles. En attendant, les arrestations et les renvois se sont poursuivis, et de plus belle. Parfois, le comité de soutien au Collectif des 450 a réussi à faire reporter quelques expulsions. Mais il n’a pu rien faire pour Jawadjon Hasanzade, 20 ans, l’un des Afghans arrêtés pendant la manifestation de fin septembre, renvoyé le 28 janvier dernier. Il est parti vers l’inconnu, puisqu’il a quitté l’Afghanistan à l’âge de 6 ans…

N’envisageant aucun moratoire, Maggie De Block martèle son refrain «De wet is de wet!» («la loi est la loi!») pour expliquer le refus d’accorder l’asile aux refugiés afghans. Mais alors pourquoi ne pas appliquer la loi de 1980 sur l’accès au territoire, qui permet de délivrer un permis de séjour aux étrangers en situation de danger? se demandent les représentant du comité de soutien. En 2013, il y a eu trois fois plus d’Afghans expulsés de Belgique qu’en 2012. Et si Kaboul est une «ville sûre», comment Maggie De Block explique-t-elle la triste histoire d’Aref? Ce garçon est arrivé en Belgique en 2009. Il a présenté quatre fois sa demande d’asile, en expliquant sa crainte des talibans. Une crainte sans fondement, selon le CGRA, qui lui a rejeté sa requête prétextant que sa région, dans la province de Kaboul, n’était pas dangereuse. En 2013, Aref a accepté un «retour volontaire». Il est mort sous les balles des talibans à Paghman, comme il le craignait. Il avait 22 ans.

Le danger encouru par les civils en Afghanistan est confirmé par le Consul afghan à Bruxelles, Mohammad Ismail Javid: «Nous ne pouvons pas assurer la sécurité des personnes en Afghanistan.» Depuis plus de trente ans, ce pays détient un triste record: il est en tête des statistiques rédigéee chaque année par le Haut Commissariat aux refugiés de l’ONU avec plus de 2,6 millions d’Afghans dans le monde. Ce qui correspond à 25% de la population mondiale des réfugiés. Qualifié d’«illégal et inhumain» par le comité de soutien aux Afghans, le traitement du dossier a motivé Anissa Aliji, Grégory Meurant, Selma Benkhelifa et Clément (qui préfère ne pas décliner son nom de famille), tous citoyens belges, à entreprendre une grève de la faim au sein de l’église du Béguinage. Une méthode de contestation décidée en commun accord avec le collectif des «450 Afghans sans statut!» Grégory Meurant, assistant social dans le secteur médical, s’occupe de l’accès aux soins pour les migrants et il est également administrateur d’une ONG médicale. Il retrace l’historique des étapes de son combat et de celui de ses amis. «Nous avons rejoint le collectif pour assurer la coordination médicale, mais notre rôle a petit à petit changé. Les réfugiés s’étaient ressemblés rue du Trône à Ixelles, dans le bâtiment désaffecté du Samu social depuis début septembre 2013. Ils ont été délogés le 26 du même mois. Quelques familles se trouvaient dans les lieux, les autres étant en train de manifester.»

Et Grégory Meurant de poursuivre: «La veille de l’expulsion, il y a eu une très grosse répression policière avec l’arrestation d’Afghans. Ce qu’on a constaté, en tant que collectif, c’est une tendance dangereuse et transversale, qui concerne surtout le niveau politique, à céder le pas à la violence institutionnelle, à une certaine xénophobie au niveau administratif et à une violence policière qui se concrétise par des coups de matraque, par l’usage de lacrymogènes contre des enfants, par celui de chiens sans muselière, ainsi que par un harcèlement policier constant. Pour moi, le moment clé est la répression du 23 octobre 2013, lorsque 170 Afghans ont été arrêtés au cours d’une manifestation de rue suivie par environ 250 personnes… Une manifestation à laquelle je n’ai pas participé. J’étais resté avec les femmes, les enfants et les personnes âgées dans l’église. Anissa a été arrêtée.» Le 2 décembre 2013, Anissa Aliji a adressé une lettre ouverte aux politiques, aux associations et à la population. Voici un extrait: «(…) Et nous voilà dans la première rafle, fin septembre. J’ai été arrêtée avec eux, j’ai vu les flics taper sur des Afghans qui étaient inconscients à cause des lacrymogènes. J’ai reçu du gaz lacrymogène, je me suis ramassée des coups, j’ai vu les Afghans pleurer sans pouvoir rien faire, j’ai été avec eux aux casernes, j’ai vu la manière dont les flics se comportaient» (…) «Maintenant, j’ai décidé de dire stop à toutes ces violences. Et le seul moyen que j’ai trouvé est de faire une grève de la faim. Et si je dois avoir des séquelles ou plus, je les assume parce que j’ai honte d’être Belge, d’avoir grandi dans une société qui permet ça. Ce n’est pas un suicide, j’utilise la seule chose qui m’appartienne réellement, mon corps, ma santé… en gros ma vie. Et les Afghans m’ont donné une grande leçon de courage, après tout ce qu’ils ont vécu, ils sont toujours présents!»

Pourquoi une grève de la faim et, surtout, pourquoi a-t-elle été conduite par des Belges et non par les sans-papiers eux-mêmes? Grégory Meurant décline ses motivations: «Des gens, des amis, sont expulsés vers l’Afghanistan chaque semaine. Il fallait alerter le public. Les Afghans se sont rassemblés autour d’un collectif et ont choisi leur mode de combat. Nous, on s’est mis, d’une part, dans leur temporalité en vivant avec eux. De l’autre, on a saisi la modalité de contestation la plus efficace selon nous, exploitant les voies offertes par le gouvernement lui-même: autrement dit, la grève de la faim.» En effet, en Belgique les grèves de la faim sont traitées de manière juridique, apolitique, on peut dire aussi humanitaire et individuelle. Un sans-papier en grève de la faim peut obtenir un permis de séjour parce qu’il est malade. L’état peut ainsi contourner l’obstacle de l’action politique en passant par la régularisation médicale. Mais cela obligerait le mouvement à s’individualiser. Grégory Meurant ajoute: «Quand on a un permis médical, on n’a pas un permis de travail, alors que la vraie lutte des Afghans est une lutte pour le droit au travail, pour la reconnaissance d’un statut. Passer de la régularisation médicale au permis de travail est très difficile; à partir de là, la lutte change et l’état gagne.» Or, si la grève de la faim est engagée par des citoyens belges, l’état ne peut pas leur faire la même proposition. C’est ainsi que les grévistes ont tenté de piéger le système, de l’empêcher de dépolitiser ou d’individualiser la protestation qui, pour être audible et visible, «doit rester à un niveau collectif».

«Moment de démocratie ou de paralysie?»

A la veille de la rencontre avec Elio Di Rupo, le 14 décembre 2013, Anissa, 23 ans, était en grève de la faim depuis vingt-trois jours. Selma Benkhelifa, avocate des afghans demandeurs d’asile, était en grève depuis sept jours. âgée de 38 ans, mère de quatre enfants, elle répond aux questions à la place d’Anissa, qui est épuisée mais déterminée. Selma est bouleversée par la violence de la répression, et par l’apathie de la classe politique. Elle analyse en ces termes l’embarras la coalition au pouvoir: «Les Afghans bénéficient d’un grand soutien de la part de la société civile, et pourtant les politiciens restent sourds à l’approche des élections du 25 mai, par crainte que les nationalistes séparatistes du nord du pays gagnent des voix. Mais les élections devraient être un moment de démocratie, non de paralysie à cause du non respect des droits fondamentaux.» Le 15 décembre, jour où Elio Di Rupo a promis de s’occuper du cas des Afghans sans statut, les quatre grévistes de la faim ont décidé de suspendre leur action. Comme Anissa Aliji, hospitalisée pour insuffisance rénale, Clémént était à son vingt-quatrième jour de grève. Grégory Meurant au dix-septième.

La mobilisation des 450 Afghans a jeté une lumière crue sur le durcissement de la politique d’asile belge. Un mois après l’interruption de la grève de la faim, dans une tribune publiée dans La Libre Belgique du 14 janvier 2014, Selma Benkhelifa définit cette politique «non seulement cynique et inhumaine, mais aussi illégale». Pris à parti, Dirk Van den Bulck, président du CGRA, réplique le lendemain dans les colonnes du quotidien: «Près de 1500 Afghans ont reçu un statut de protection en Belgique en 2013.» C’est dans ce texte qu’il commettra l’imprudence d’affirmer qu’à Kaboul, «les civils ne courent pas un risque réel d’être victimes d’une violence aveugle». La capitale afghane sera endeuillée deux jours plus tard par un attentat meurtrier.

Le 10 mars, Maggie De Bock admettait de son côté que le nombre de personnes qui se voient octroyer le droit d’asile par la régularisation diminue en Belgique. L’an dernier, quelque 1900 étrangers ont été régularisés, ce qui revient environ à la moitié de 2012. «En 2009 a eu lieu une régularisation unique et les chiffres élevés dans les années qui ont suivi en sont la conséquence», a-t-elle déclaré sur Radio 1. Et de conclure: «Les gens ne peuvent pas nourrir des attentes irréalistes de la Belgique.» C’est le mot d’ordre qui régit désormais la politique d’asile d’un pays considéré, jusqu’ici, comme un modèle humanitaire.

[caption id="attachment_15590" align="aligncenter" width="1024"]bxl_12122013_139_H Le collectif des afghans prend soin des enfants présents dans l’église.
Photo: Alberto Campi, 2013[/caption]