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Comptoir

La Liberté | Le Syrien qui dessinait sous les balles

Article de Thierry Jacolet paru dans La Liberté, le 20 mars 2014. lalibertelogo

caricatures

Les dessins défilent sur l’écran de l’ordinateur comme autant de pièces à charge à ajouter au dossier du régime syrien. Le déluge de feu, l’enfance meurtrie, les camps de réfugiés, le peuple bâillonné, la politique de la terreur, le silence occidental, à l’arme chimique de la Ghouta… Souris en main, Hani Abbas clique parfois sur une image pour l’agrandir. Comme celle de ces habitants qui montent vers les nuages, seule issue de secours dans le camp verrouillé de Yarmouk, abandonné à la famine: «Vous vous rendez compte que les gens meurent de faim, que des gens paient de leur vie leur demande de liberté? J’ai vu des choses atroces à Damas.»

Ce Palestinien né il y a 36 ans dans la capitale dévastée n’a pas assez de mots pour dire l’horreur du massacre à huis clos qui se déroule depuis trois ans en Syrie. Alors, il la dessine. Avec un sens de l’humanité, de l’humour (noir) et de l’allégorie qui fait mouche. «Je voulais contribuer à ma façon à la révolution», confie- t-il. Hani a choisi ses armes dans ce combat inégal contre le régime de Bachar al-Assad: le stylo plutôt que le lance-roquettes. L’encre face au bain de sang.

Entre espoir et colère

Le caricaturiste dispose d’un autre atout hormis son talent: les réseaux sociaux qui diffusent ses œuvres. D’autant qu’il ne dessine plus sous les bombes aujourd’hui, mais dans la quiétude d’une commune fribourgeoise. C’est depuis un appartement d’Estavayer-le-Lac, où il a trouvé refuge, qu’il poste sur Facebook ses œuvres, entre messages d’espoir et indignation.

Hani Abbas n’est pas un requérant d’asile comme les autres. Ce sont ses talents de dessinateur qui lui ont ouvert les portes de la Suisse, où il a débarqué il y a un peu plus de quatre mois. «J’ai reçu une invitation à une exposition à Genève, mais elle n’était que pour une personne», glisse-t-il. «On m’a dit de laisser ma femme et mon fils de 5 ans à Beyrouth. J’espère maintenant les amener ici pour leur donner une meilleure vie. En attendant, ils sont au moins à l’abri au Liban.»

Ce Syrien a dû fuir la Syrie pour sauver sa peau. Car il ne fait pas bon être dessinateur de presse au pays de Bachar al-Assad. La liberté d’expression a fait place à la liberté de répression en 2011, la seule autorisée. Evidemment, Hani est dans le collimateur des services secrets. Ce poil à gratter démange depuis 1998 les autorités syriennes dans leurs uniformes rigides – il s’est aussi fait remarquer avec son traitement satirique du conflit israélo-palestinien. Ses dessins sont publiés dans la presse arabe et sur internet.

«Avant la révolution, le travail de dessinateur de presse était déjà difficile et très délicat», rappelle celui qui était aussi enseignant jusqu’au début de la guerre. «Il y avait une ligne rouge à ne pas franchir, liée au président et à son entourage. Le travail est devenu plus sérieux et plus exposé quand les dessinateurs ont soutenu le peuple dans ses droits et ses revendications au changement et se sont opposés à la répression. »

Sur un champ de mines

Dès l’embrasement du pays en mars 2013, Hani Abbas sait qu’il marche sur un champ de mines. «Mais j’avais besoin de faire sortir ma colère. Comme un cri qui vient de l’intérieur. Je voulais parler de la liberté, des droits de l’homme, de l’autoritarisme.» Il veut tendre un miroir aux acteurs du conflit. «Chaque tueur et chaque victime peut voir son image dans mes dessins.»

En février 2012, il publie sur Facebook le dessin d’un militaire qui se baisse pour sentir une rose rouge – symbole de la contestation syrienne – alors que les autres militaires restent au garde-à-vous. Une image poétique inspirée de la défection d’un officier de l’armée syrienne. Le dessin de trop. Hani Abbas en paiera le prix.

Compte en banque fermé

Son profil sur Facebook est violé à plusieurs reprises. Son compte en banque est fermé. Les services secrets lancent des investigations. Hani Abbas sait ce que le régime réserve aux dessinateurs de presse et aux journalistes: assassinat, enlèvement, prison… Il s’échappe avant que le piège ne se referme sur lui. «Comme les autorités cherchaient à m’interroger, on m’a conseillé de partir pour continuer de témoigner. C’était une question de vie ou de mort.»

Il quitte le quartier de Yalda, à Damas, pour se cacher dans le camp palestinien de Yarmouk, au cœur de la ville, pensant être plus en sécurité. Il découvre l’enfer: cinq mois sous un déluge de bombes. «Le monde devenait fou autour de moi. J’étais terrifié. Je dessinais tout ce que je voyais et ressentais: la mort, la peur, les enfants en pleurs, les cris de douleur après le bruit des bombes. C’était comme la fin du monde.»

Les images des morts et des blessés qui finissaient à l’hôpital en face de chez lui se bousculent dans sa tête. Hani se tait, les yeux embués.

Hani fuira en 2013 en Suisse via le Liban. «Ma famille me manque, mais au moins je suis libre ici.» Libre de continuer son combat à distance. Dans l’appartement staviacois qu’il partage avec d’autres requérants, il se contente du minimum pour y parvenir. «Je n’ai besoin que d’internet, d’un ordinateur et de cigarettes. Oui, j’ai commencé à fumer à cause du stress de la guerre», s’excuse-t-il presque.

 

LA DEMANDE D’ÉRIC CANTONA

La Liberté, 20 mars 2014, Thomas Delley

hani abbasHani Abbas s’est fait un nom dans le monde du dessin de presse, entre publications à l’étranger, expositions, concours, festivals internationaux. On le demande en Suisse, en Suède, au Danemark. Même l’ancien footballeur Eric Cantona est tombé sous le charme. Il a visité l’exposition du dessinateur syrien à la Maison du Grütli, à Genève, au début mars. «J’étais à Fribourg quand il a souhaité me rencontrer», se souvient Hani. «Je n’en revenais pas. Je suis parti rapidement à Genève pour le voir. Il aimerait monter une expo à Paris. Mais moi je ne peux pas quitter la Suisse!»

La Suisse, une prison? Une cage dorée à côté de Yarmouk. C’est dans ce camp palestinien fermé depuis l’été passé par le régime qu’Hani Abbas est né en 1977. Il y a aussi passé les cinq derniers mois avant sa fuite en famille au Liban. Un camp tristement célèbre au cœur de Damas, depuis que la famine y a pris ses quartiers. «C’était le quartier économique de Damas», rappelle avec nostalgie Hani. «Les gens y venaient de toute la ville pour y faire leurs achats.»

Là-bas, il devient professeur en 1999. Mais sa véritable vocation est ailleurs.

«Je voulais être dessinateur», glisse- t-il. «J’ai toujours aimé dessiner, depuis tout petit.» Mais il ne parvient pas à se faire admettre dans un collège d’art de Damas où il faut avoir ses entrées. Pas de quoi le décourager. «L’art vient de Dieu et non du collège», se console-t-il. Dans ce cas, le Tout-Puissant avait des projets pour Hani à voir la force qui se dégage de ses dessins. Et même de ses croquis qu’il gribouille dans son carnet spiralé. Il montre une ébauche coincée entre des statistiques morbides sur les Palestiniens en Syrie et un texte en arabe. On devine l’écroulement d’un mur. Seul un pan tient en l’air, comme s’il flottait au-dessus des gravats, avec l’inscription: «Freedom» (liberté).

«Je dois encore le travailler. C’est le prochain dessin que je publierai sur Facebook», observe-t-il. Hani Abbas garde espoir. «Quand la révolution sera finie, j’espère revenir en Syrie car c’est mon pays.»

Les dessins d’Hani Abbas seront projetés le 29 mars à Fribourg (route de la Vignettaz 57) par l’association Point d’Ancrage, à l’issue de la Marche pour la paix.