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Migros Magazine | Ces Kosovars qui pulvérisent les clichés

Nés en Suisse ou arrivés très jeunes, les Albanais de la deuxième génération, souvent naturalisés, mènent une vie ordinaire entre études, carrières et créations d’entreprises. Portraits croisés

Article de Laurent Nicolet et du photographe Matthieu Rod, publié dans le Migros Magazine MM19 du 5 mai 2014 et sur le site www.migrosmagazine.ch. Pour lire l’article complet sur le site de Migros Magazine, cliquez ici. 

[caption id="attachment_16809" align="aligncenter" width="940"] Les parents de Kaltrina et Gëzim les ont encouragés à se former. Elle 
étudie la médecine, lui le droit. (Photos: Mathieu Rod)
Les parents de Kaltrina et Gëzim les ont encouragés à se former. Elle 
étudie la médecine, lui le droit. (Photos: Mathieu Rod)[/caption]

Ni footballeurs ni délinquants. On ne les retrouve ni en pages sport ni à la rubrique des faits divers. Les Albanais de la deuxième génération, originaires très majoritairement du Kosovo, sont nés en Suisse ou arrivés très jeunes. Ils mènent des vies ordinaires. Souvent naturalisés, ils font des études, créent des entreprises, font des enfants, entament des carrières prometteuses. Le tout en s’appuyant sur des structures familiales solides et traditionnelles. S’approchant ainsi, paradoxalement, du modèle de citoyen idéal tel que le promeuvent les milieux les plus réticents à l’immigration. Rencontres.

En Suisse, celui qui veut réussir réussit

Jeton, Shqiprim et Perparim Kryeziu

[caption id="attachment_16805" align="alignleft" width="260"] Les trois frères
Kryeziu sont nés d’un père saisonnier dans la construction.
Les trois frères 
Kryeziu sont nés d’un père saisonnier dans la construction.[/caption]

Les frères Kryeziu sont trois. Il y a Jeton qui est avocat, Shqiprim qui a fondé au sortir de son apprentissage une entreprise de carrelage et Perparim qui est comptable dans une entreprise du village où il est né, Granges-Marnand. Comme souvent, c’est le père qui est arrivé le premier, saisonnier dans la construction. En 1983, il fait venir sa femme et ses deux premiers fils, en bas âge.

«J’ai eu la chance d’être scolarisé depuis le début, raconte Jeton. Il ne me semble pas que j’ai eu un parcours plus difficile qu’un Suisse.» Ses parents poussent leur aîné à faire des études: «Beaucoup de gens ont dit à mon père, tu es fou, fais-le travailler, il te rapportera 3000 francs par mois. A moi, il m’a dit, s’il le faut, je mangerai du pain et du sel, mais tu étudieras si tel est ton souhait.»

Une image qui s’améliore petit à petit

En couple avec une Suissesse depuis quatorze ans, Shqiprim, lui, raconte n’avoir pas hésité longtemps avant de fonder son entreprise: «J’ai compris qu’en Suisse celui qui veut réussir réussit, qu’on peut garder nos coutumes et réussir.» La clientèle de Shqiprim est suisse à 95% tandis que celle de Jeton est majoritairement kosovare: «En droit pénal, le juge doit prendre en compte la situation personnelle du prévenu, notamment si dans sa culture ce qui lui est reproché n’est pas une infraction – je ne parle évidemment pas de crime ou de trafics de stups.» L’avocat estime que «la responsabilité première appartient aux Albanais, c’est eux qui viennent ici, ils doivent faire l’effort de s’intégrer, pas s’assimiler, s’intégrer en apportant leurs valeurs, leurs connaissances».

Perparim raconte avoir été privilégié par rapport à ses frères: «Quand ils ont commencé l’école, ils étaient les premiers Albanais, c’était les youyous, ils rencontraient beaucoup de problèmes, moi je n’ai rien subi de tout cela, parce qu’on était plus nombreux et que ça devenait une habitude de voir des Albanais ici.»

Selon les trois frères, la façon dont les Suisses regardent les Kosovars s’améliore: «La génération de nos parents n’a pas eu assez de contacts avec leurs contemporains suisses, alors que les secondos kosovars grandissent avec les Suisses qui forcément en ont une vision plus juste.» Quant aux cinq Albanais de l’équipe suisse de foot, «ça aide, constate Jeton, mais j’estime que les liens d’amitié entre Suisses et Kosovars sont plus profonds qu’un goal de Shaqiri en pleine lucarne.»

Enfin, concernant la religion, une question qui taraude souvent les Suisses: «Mère Teresa était albanaise, mais catholique, comme Skanderberg. Nous avons une culture musulmane depuis cinq siècles et tant en Albanie qu’au Kosovo de très nombreuses communautés religieuses vivent en parfaite harmonie.»

Perparim conclura en diagnostiquant que la communauté kosovare d’ici réunit «le bon côté des Albanais – le sens de la famille, l’entraide – et le bon côté des Suisses – le sérieux».

«J’ai eu la chance d’être scolarisé depuis le début, raconte Jeton. Il ne me semble pas que j’ai eu un parcours plus difficile qu’un Suisse.» Ses parents poussent leur aîné à faire des études: «Beaucoup de gens ont dit à mon père, tu es fou, fais-le travailler, il te rapportera 3000 francs par mois. A moi, il m’a dit, s’il le faut, je mangerai du pain et du sel, mais tu étudieras si tel est ton souhait.»

Le vrai pays, c’est le pays d’accueil

Visar Qusaj et ses quatre enfants

[caption id="attachment_16806" align="alignleft" width="260"] Visar Qusaj est 
infirmier et met en scène des pièces de théâtre avec une troupe d’amis.[/caption]

Visar Qusaj a 16 ans quand il arrive en Suisse avec ses deux sœurs et son frère: «C’était en 1992, le début de la guerre, mon père qui était saisonnier a décidé de faire un regroupement familial. On parlait juste un peu d’anglais, appris via le cinéma, qu’on utilisait les premiers mois pour communiquer.»

Visar suit d’abord les classes d’accueil, puis les cours préparatoires aux écoles du personnel paramédical, enchaîne quelques mois de stage dans des EMS puis une filière accélérée pour adultes au gymnase vaudois. Il devient enfin infirmier et s’oriente vers la psychiatrie. Cela fait aussi dix-sept ans qu’il met en scène des pièces de théâtre, avec une troupe d’amis: «On a joué d’abord en albanais, puis en français, on monte des pièces d’Arthur Miller, d’Anouilh mais aussi d’auteurs albanais comme Kadaré ou Mehmet et Driton Kajtazi», explique-t-il en débouchant une bouteille de blanc de Dardagny – «vous avez devant vous le plus protestant des musulmans».

La culture albanaise en héritage

Père de quatre enfants – trois filles et un garçon – il partage avec ses parents et son frère une villa au-dessus de Nyon: «Une famille élargie avec trois générations sous le même toit, ça reste très albanais.»

Evoquant l’indépendance du Kosovo, Visar explique que «c’était important, quelque chose pour lequel on s’est longtemps battu». Pour autant «le vrai pays, c’est le pays d’accueil. J’ai plus de passé ici qu’au Kosovo.»

Ce qui ne l’empêche pas de transmettre à ses enfants la langue et la culture albanaise: «Je tiens à ce qu’ils soient attachés à ce qu’ils sont. Après, ils en feront ce qu’ils veulent.»

Pour lui, l’image négative des Kosovars tient à la méconnaissance et n’est pas différente de celle qui a pu accompagner les Italiens, les Espagnols, les Portugais à leur arrivée. «Les premiers Kosovars étaient des saisonniers donc exclusivement des hommes. Voir cinq Albanais devant la Migros, ça pouvait faire peur.»

Aujourd’hui, estime-t-il, les choses ont évolué. Même si le nombre exact d’Albanais en Suisse reste difficile à quantifier (lire ci-contre), Visar les évalue à «300 000, qui participent à la vie sociale, culturelle et sportive de ce pays». Et puis, ajoute-t-il, «d’un point de vue démographique on est en train d’apporter quelque chose d’important à la Suisse. On dit que les enfants coûtent cher. Avec les quatre miens, je me considère comme l’homme le plus riche du monde.»

Plus suisses que les Suisses

Merita Elezi

[caption id="attachment_16807" align="alignleft" width="260"]Merita est née à Genève. Elle est diplômée en sociologie, médias et journalisme. Merita est née à Genève. Elle est diplômée en sociologie, médias et journalisme.[/caption]

«Nous les secondos sommes aujourd’hui plus nombreux que nos parents, plus suisses qu’eux, peut-être même plus suisses que les Suisses.» Son prénom claque comme un programme: Merita. 25 ans, fraîchement diplômée en sociologie, communication et journalisme. Quand on lui demande d’où elle vient, Merita Elezi n’a qu’une réponse: «de Suisse». «On reste attaché au pays d’origine de nos parents, mais la vie est ici, notre avenir est ici.»

Son père, comme tant d’autres, est venu au milieu des années 70 en tant que saisonnier. En 1989, peu après la naissance de Merita, il trouve un poste de secrétaire syndical à Genève. «Longtemps nous n’avons pas pu nous rendre au Kosovo, mon père était recherché par la police serbe.»

Les études comme priorité

«La première fois que j’y suis allée, j’avais 10 ans.» Deux sœurs et un frère, tous nés ici comme elle, tous de nationalité suisse, une assistante sociale, les deux autres dans la restauration: «Moi j’ai eu un parcours sans embûche ni discrimination.» Un père «toujours dans les bouquins», une mère «toujours à nous répéter qu’il n’y avait pas plus important que les études»: sa voie était tracée.

Merita balaie le stéréotype voulant que des pressions soient exercées par leurs parents sur les filles kosovares: «Mon père n’a jamais fait des distinctions entre mon frère qui était pourtant le seul garçon et ses filles.» Et puis ça la fait sourire, ce procès d’intention dans un pays «qui a été un des derniers à accorder le droit de vote aux femmes et où ce sont encore les femmes qui accomplissent la majorité des tâches ménagères et occupent des emplois subalternes.»

Si Merita a épousé un Albanais du Kosovo, c’est «par amour», quelqu’un «rencontré en vacances au bord de la mer». Aujourd’hui son mari est devenu suisse et s’apprête à effectuer son service militaire: «J’aurais très bien pu m’imaginer épouser un Suisse. Mon frère s’est marié avec une Suissesse, ils ont deux enfants et quand c’est arrivé, à la maison, nous étions les plus heureux du monde.»

Face aux discours xénophobes dans l’air du temps, Merita dit ne pas se sentir concernée: «Nous sommes nés ici. C’est grâce à la Suisse qu’on a fait des études, des CFC. Si on nous faisait partir, c’est la société qui perdrait ce qu’elle a investi en nous.» Un jour, elle en est sûre, «les Albanais, on n’y fera plus attention». Un jour, «il y en aura un ou une au Conseil fédéral». Puis elle confie un petit secret: «Merita, c’était le prénom d’une chanteuse que mon père aimait beaucoup.»

Ce qui nous rassemble est plus important que ce qui nous différencie

Elina Duni, chanteuse

[caption id="attachment_16808" align="alignleft" width="260"]Elina Duni est arrivée en Suisse en 1991. Chanteuse, elle représente aujourd’hui la communauté albanaise de Suisse. Elina Duni est arrivée en Suisse en 1991. Chanteuse, elle représente aujourd’hui la communauté albanaise de Suisse.[/caption]

C’est une icône de la communauté albanaise en Suisse et une fierté nationale en Albanie. La chanteuse Elina Duni est arrivée en Suisse en 1991, à l’âge de 11 ans, de Tirana, avec sa mère qui s’était remariée avec un Suisse. «Nous avons débarqué à Lucerne, un vrai choc, je ne parlais pas la langue, j’arrivais d’un pays fermé pendant si longtemps, où les étrangers étaient vus un peu comme des demi-dieux. Ce sont les Beatles qui m’ont sauvée, ils étaient mes seuls amis.»

Huit mois plus tard, la voici à Genève où tout se passe mieux: «Il y avait beaucoup plus d’étrangers, je me suis très vite adaptée, j’ai fait mes écoles jusqu’à la matu. Genève, c’était la ville qui m’a vraiment adoptée, où je me suis vraiment sentie à la maison.» Aujourd’hui elle habite Berne, enchaîne les albums et les concerts, dans un mélange saisissant de jazz et de musiques traditionnelles, avec une voix à faire fondre les glaciers et fleurir les déserts. «La Suisse a été ma chance: dans la musique que je fais avec mon quartette et mes musiciens suisses, j’essaie de mettre mes deux mondes ensemble. Je suis un mélange de ces deux cultures. J’essaie toujours de dire que ce qui nous rassemble est plus important que ce qui nous différencie.»

Merci à notre père d’avoir choisi ce pays

Kaltrina et Gëzim Ilazi

Ils sont frère et sœur. Lui est étudiant en droit, elle en médecine. Quand Gëzim et Kaltrina Ilazi sont arrivés à Genève, lui était âgé d’une année, elle de deux ans et demi. Leur père travaillait déjà en Suisse dans la restauration: «Son objectif, c’était de bosser ici pour lancer un business là-bas.» Puis la situation s’est dégradée au Kosovo: «Au moment de ma naissance, raconte Gëzim, la sage-femme serbe de l’hôpital ne voulait pas accoucher ma mère, c’est une dame du nettoyage qui s’en est chargée. Cet événement a décidé mon père à tous nous faire venir clandestinement en Suisse.» La famille vivra d’abord dans un studio aux Pâquis. «Nous ne gardons pas un mauvais souvenir de notre enfance, nos parents ont tout fait pour nous protéger, on n’a jamais senti que nous étions des illégaux, c’est juste qu’on était quatre à dormir dans la même chambre.»

Le père travaille comme serveur dans deux restaurants, cumule deux emplois. «On ne le voyait pas beaucoup, il avait le complexe de l’immigré qui ne veut pas vivre aux crochets de l’Etat, il n’a jamais voulu faire de demande d’asile.» Jusqu’à ce qu’il trouve un emploi de maître d’hôtel à la mission diplomatique canadienne et puisse régulariser tout le monde. «Genève, pour des enfants, c’était magique, notre mère nous emmenait tout le temps au parc. Et puis on n’avait pas trop de difficultés à l’école.»

Le poids de l’étiquette kosovar

Les études supérieures, ils y ont été plus qu’encouragés: «Nos parents nous disaient, il faut que vous réussissiez, nous on est en train de tout sacrifier pour ça.» Le frère et la sœur se souviennent d’avoir souffert dans leur adolescence de l’image des Kosovars colportée par les médias: «On se disait, mince, ils n’ont pas autre chose à montrer?» «Le résultat, raconte Gëzim, c’est qu’on traînait une étiquette. Quand on me demandait dans ma classe de latin d’où venait mon prénom et que je disais du Kosovo, je pouvais sentir le froid que ça jetait. J’avais envie de leur dire, je suis aussi suisse que vous.» Tellement suisses que le frère et la sœur disent remercier leur père «d’avoir choisi la Suisse, un pays que la planète entière envie».

© Migros Magazine – Laurent Nicolet