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D’ « opposants » à « clandestins »: le parcours médiatique des personnes migrantes

L’information internationale est souvent traitée de manière déconnectée de l’information nationale ou européenne, notamment en ce qui concerne la migration dite «illégale» et l’asile. En découlent des terminologies différentes pour décrire les (mêmes) personnes. L’opposant politique, journaliste ou avocat dissident, le civil victime d’un conflit ou de l’oppression – dans son pays d’origine – sera relégué au rang de «clandestin» ou d’«illégal» du simple fait d’avoir franchi la frontière européenne ou suisse. A ces termes connotés négativement sont de plus associées les notions «d’afflux», d’«arrivée massive», bref d’une Europe envahie, sous la menace des flux migratoires qu’il s’agit de toujours «mieux contrôler», voire freiner. Décryptage.

Frontières territoriales, frontières médiatiques

Force est de constater que très peu de liens sont faits dans les médias entre les situations de crise, les guerres et les atrocités – que nous décrivent quotidiennement les rubriques internationales – et les problématiques de la migration irrégulière et de l’asile – préoccupations de premier plan des rubriques nationales. Les acteurs des conflits ou des soulèvements politiques nous apparaissent régulièrement sous la figure du civil sans défense, de l’opposant politique et du défenseur des droits humains, entre autres. Un changement de perspective s’opère dès qu’on aborde le second sujet : aux figures de l’héroïsme et de la souffrance se substituent celles des «clandestins» ou des «illégaux».

Ces thématiques sont pourtant intrinsèquement liées. Dans certains articles, mais c’est loin d’être systématique, on apprend ainsi qu’une grande partie des «clandestins» débarqués sur les côtes européennes sont originaires de Syrie, d’Érythrée, de Somalie, du Soudan, etc. Héros ou clandestins envahisseurs, les étiquettes changent, les acteurs sont les mêmes.

Pourquoi les médias adoptent-ils les étiquettes du discours politique pour parler des personnes qui migrent ? L’organisation institutionnelle de l’Etat – avec le Département fédéral des affaires étrangères d’un côté et le Département fédéral de justice et police, auquel est rattaché l’Office fédéral des migrations de l’autre – produit des politiques et des discours cloisonnés voire antinomiques, dont peinent à s’affranchir les médias (1) [1].

L’utilisation des termes «illégal» et «clandestin» renvoie généralement aux notions de «crime» et de «police». François Crépeau, Rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme des migrants, insiste sur le fait que si l’irrégularité correspond à la violation d’une règle juridique, il s’agit en l’espèce pour les réfugiés ou immigrants «de passer la frontière sans les documents requis»; une violation d’un droit administratif du même ordre qu’un parcage hors d’une zone bleue.

Ces termes n’ont rien de neutre. D’une part, leur usage courant passe sous silence les circonstances et raisons multiples et complexes de la migration. Ainsi du fait que de nombreux réfugiés quittent leur pays de manière soudaine et doivent donc voyager «illégalement»: la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 stipule d’ailleurs que «les Etats Contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers, aux réfugiés […]» (2). D’autre part, cette rhétorique fait oublier que ces personnes ont des droits fondamentaux. Tels celui de quitter son pays ou le droit d’asile (3). Dès lors, lorsque ces droits sont violés, personne ne s’en offusque.

Afflux, surveillance et contrôle

Si l’usage de ces termes n’est pas neutre, c’est aussi parce que ceux-ci sont sans cesse associés, dans les médias, aux notions d’«afflux» et de «pression migratoire». Ainsi, les clandestins «débarquent en masse», «passent entre les mailles du filet» pour déposer une demande d’asile, ou entrent en Europe lors d’«assauts massifs». S’active alors l’imaginaire de l’«invasion» de l’Europe et de la «menace incontrôlable» que représenteraient les personnes migrantes pour les équilibres économiques, sociaux, voire même physiques des Etats. Leur présence en Suisse n’étant plus mise en lien avec les motifs de leur départ, le discours dérive inexorablement vers la nécessité de renforcer les contrôles aux frontières. Cette lecture qui lie migration/asile et sécurité est devenue aujourd’hui récurrente et «normale». Mais elle est aussi contestée.

Pour une information plus juste

Il ne s’agit pas ici de nier les arrivées irrégulières sur les sols européen et suisse. Mais il est de la responsabilité des médias de ne pas encourager la stigmatisation et le rejet de ces groupes de population par l’usage récurrent des termes péjoratifs et réducteurs tels que «illégal» et «clandestin».

N’est-il pas, également, du rôle des médias de mieux contextualiser les événements migratoires? Par exemple en rappelant systématiquement d’où viennent les personnes entrées irrégulièrement en Europe ou en Suisse, autrement dit en les rattachant aux causes de leur exil. Ou d’approfondir l’information? En rappelant notamment les entraves rencontrées par les migrants qui souhaitent déposer une demande de protection. De ne pas agiter l’épouvantail de l’invasion? En rappelant que l’Europe, Turquie incluse, n’accueille que 17% des 10.5 millions de réfugiés dans le monde (4). Ainsi, quand 200 personnes tentent de franchir la frontière de Ceuta, parler d’«assaut massif» ou d’«afflux» constitue clairement des abus de langage.

Raphaël Rey et Sophie Malka


Notes:

(1) Voir notamment le discours de Claude Wild, ambassadeur suisse et haut fonctionnaire du DFAE,  «Protection dans la Région – un élément essentiel d’une politique migratoire extérieure cohérente», lors du Symposium sur l’asile 2013, organisé par l’OSAR et le HCR.

(2) Convention relative au statut des réfugiés, Article 31 alinea 1.

(3) Article 2 du Protocole 4 de la Convention Européenne des droits de l’homme (CEDH), cf. «Droit de quitter un pays», www.asile.ch et Article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

(4) HCR, Tendances globales 2012.

Pour plus d’informations

Evolution de la notion de «réfugié» et du regard sur les migrants

Etiquettes, vocabulaire et catégories

Statuts liés à l’asile et au droit des étrangers en Suisse

Contrôle des frontières et ses effets

Migration et sécurité

Vu dans les médias

  •  Le 28 mars 2014, un reportage de la RTS montre l’arrivée de quatre personnes migrantes en gare de Brigue et le contrôle douanier qui s’ensuit. Le journaliste commente: «Voici des voyageurs pas comme les autres: trois Erythréens et un Palestinien en situation illégale. Pour eux, le voyage s’arrête ici.» Plus loin: «l’immigration illégale, un phénomène qui occupe toujours davantage les gardes-frontières vaudois et valaisans». Après quelques données sur le nombre d’arrivées dans les cantons de Vaud et du Valais, le journaliste poursuit: «Les plus chanceux passent entre les mailles du filet, certains convergent alors vers les centres fédéraux d’enregistrement. Leur espoir: obtenir le statut de réfugié». Puis, c’est la thématique des «passeurs peu scrupuleux» qui est abordée avec un témoignage, pour conclure sur l’augmentation de «l’immigration illégale» et le «renforcement de la présence des gardes-frontières.» «L’immigration illégale passe de plus en plus par les Alpes valaisannes», 19:30, RTS, 28.03.2014.
  • «Neuf migrants clandestins sont morts noyés jeudi au Maroc en tentant de rejoindre l’enclave espagnole de Ceuta, selon un photographe de l’AFP, illustrant une nouvelle fois la question lancinante de la pression migratoire aux portes de l’Europe.» «Immigrés morts au Maroc», Le Temps, 07.02.2014