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Documentation

Passeurs d’hospitalité | Que sont les passeurs?

Le mot « passeur » a de nombreuses significations, l’une d’elle liée aux migrations : « Personne qui fait clandestinement passer une frontière » (Larousse). Il est aussi accompagné d’une multitudes de représentations, véhiculées notamment par le discours médiatique et le discours politique. Sa connotation n’a pas toujours été négative. Elle est même positive s’agissant de la seconde Guerre mondiale, alors même que certains passeurs agissaient par intérêt financier et abusaient de la vulnérabilité des personnes, ou les remettaient aux autorités après avoir empoché le prix du passage. Mais personne ne remet en cause le rôle positif des passeurs pour sauver des Juifs et d’autres personnes menacées, ou pour faciliter l’action de la Résistance.

Billet publié sur le site Passeurs d’hospitalité, le 17 avril 2014. Cliquez ici pour lire le billet sur le site du blog.

Plus généralement, il y a passeurs là où il y a frontière et obstacles à la passer. La contrebande de cigarettes avec la Belgique cesse dès lors que chacun peut passer la frontière et se fournir lui-même légalement. Nous reviendrons sur cet aspect local.

Prenons l’exemple de la Libye. Des exilés venus d’Afrique subsaharienne y trouvent du travail (la Libye est un pays d’immigration, les recettes venant principalement du pétrole entrainant une activité importante et un fort besoin de main-d’oeuvre). Les populations venues d’Afrique noire sont par contre stigmatisées, ce qui entraine des agressions, du racket, l’enfermement dans des centres de rétention, une forte exploitation dans la travail. Il y a une pression importante pour quitter le pays. Pour quitter le pays vers l’espoir d’un mieux-vivre, il faut traverser la Méditerranée, il faut un bateau. Un bateau qu’il faut acheter, puisqu’il va être confisqué à l’arrivée. Il faut choisir un bateau, en négocier l’achat, réunir l’argent nécessaire, équiper le bateau, organiser le départ. Les passeurs sont les entrepreneurs qui permettent la réalisation de ce processus. Pour le meilleur et pour le pire. Certains vont acheter le bateau le moins cher possible et le charger du plus possible de passagers pour maximiser leurs profits, d’autres veilleront à réaliser une marge de profit confortable sans mettre particulièrement en danger la vie de leurs clients. Mais la précarité de la situation des exilés en Libye et le harcèlement auquel ils sont soumis les rendent particulièrement vulnérables aux abus. Dans cette organisation, les tâches qui demandent un ancrage dans les communautés d’exilés, comme rassembler les candidats au départ et collecter l’argent auprès d’eux, sont généralement assurées par des exilés, tandis que celles qui demandent un ancrage dans la société libyenne, comme négocier l’achat du bateau et organiser le départ, le sont par des Libyens.

Les modalités du passage s’organisent différemment à la frontière franco-britannique, mais on retrouve des points communs avec la situation libyenne. Mais précisons tout d’abord que les modalités de passage qu’on observe à Calais, Dunkerque, Zeebruges, sur les parkings des autoroutes en amont de ces ports et plus sporadiquement dans d’autres ports du littoral, monter dans des véhicules, principalement des camions, qui vont traverser sur les ferries ou par le tunnel sous la Manche, à l’insu du chauffeur, sont probablement devenues très minoritaires. À priori quelques milliers d’entrées irrégulières par an sur le territoire britannique. Lorsque l’an dernier ce qui était l’UKBA (Agence britannique des frontières), face à des coupes budgétaires, concentre ses moyens sur le contrôle des passeports plutôt que sur la surveillance des camions dans les ports, elle désigne un moyen d’entrée numériquement plus important et un autre devenu secondaire. La presse fait également état de tentatives de passage dans des containers ou dans des bateaux de plaisance avec la complicité du propriétaire. Le couple habiter dans des « jungles » – passer par les camions concerne en fait la frange la plus désargentée et aujourd’hui minoritaire des personnes tentant d’entrer au Royaume-uni sans avoir les documents requis.

À cette frontière aussi existe une organisation complexe alliant exilés et locaux, combinant facilitation et racket. Un exilé qui veut venir à Calais et qui y arrive a besoin de contacts, de se repérer en ville, de trouver un endroit où dormir, de se rendre sur les lieux de passage, de savoir comment s’y prendre, souvent que quelqu’un referme la porte du camion derrière lui. Certains de ces services peuvent être rendus par des amis, des membres de la famille ou de la même communauté déjà présents sur place, ou faire l’objet d’une prestation payante, la frontière entre les deux n’étant pas nette. Le contrôle de certains lieux d’habitation ou de passage est une activité plus lucrative, qui s’apparente à un racket par l’usage de la violence contre une personne qui se trouverait là sans payer. Il peut aussi y avoir violence pour le contrôle de ces lieux.

Mais il y a à Calais une diversité de lieux où on peut dormir, accéder aux camions et entrer dans le périmètre du port et du tunnel sous la Manche, ce qui laisse une large place à l’auto-organisation. Plutôt pour les moyens les plus aléatoires et les plus risqués, comme l’entrée dans le port à la nage pour monter dans les camions avant qu’ils embarquent dans les ferries.

Comme en Libye, les rôles en contact direct avec les exilés sont assumés par des exilés. Le plus souvent des personnes qui se retrouvent coincées à Calais sans argent pour passer et sans possibilité de retour en arrière, ou que les arcanes du système d’asile européen condamnent à une errance sans fin en Europe. Ce sont aussi les rôles les plus vulnérables aux contrôles policiers, et en terme de propagande ceux qui font coïncider l’image du passeur avec celle de l’étranger.

Mais d’autres rôles impliquent nécessairement des citoyens européens. Qu’il existe des prestations de passage tarifées plus cher qui garantissent un succès quasi assuré, ou que des passages se fassent par groupe de 15 ou 20 dans le même camion, ce qui rend beaucoup plus repérables aux contrôles mais permet de réunir une somme d’argent plus importante, fait penser qu’il existe des complicités dans le port. L’acheminement en voiture vers des parkings plus en amont sur les autoroutes, vers d’autres ports où les tentatives de passage sont plus sporadiques, ou vers d’autres pays de destination, est le fait de personnes ayant un véhicule et un permis de conduire, citoyens européens ou étrangers en situation régulière. Ce qui suppose un travail d’approche permettant d’identifier des personnes prêtes moyennant une rétribution adéquate à prendre un risque pénal en fournissant la prestation demandée.

On a donc là une complémentarité entre des tâches assurées par des exilés et d’autres par des ressortissants de la société d’accueil, sachant qu’il existe un gradient entre des plans quasi gratuits reposant sur l’auto-organisation, mais aussi plus risqués et plus aléatoires, et des solutions plus sûres et plus coûteuses impliquant des locaux. L’accentuation du  harcèlement, mené à Calais par la police, avec les autorités préfectorales et municipales pour les expulsions des lieux de vie, provoque un accroissement de la prise de risque, des tensions accrues pour le contrôle des lieux de passage les plus intéressants, une augmentation des tarifs de passage et du recours à des solutions plus rapides et plus coûteuses pour ceux qui en ont les moyens financiers. Elle a provoqué cinq décès identifiés d’exilés depuis le début de l’année 2014 (contre trois pour toute l’année 2013, dont deux pendant les deux derniers mois). Et le harcèlement entretient clairement l’activité qu’il prétend combattre, l’organisation du passage.