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Le Courrier | L’âge d’or de «l’exception vaudoise»

En 2001, pendant quatre mois, l’église de Bellevaux à Lausanne sert de refuge à neuf Kosovars menacés d’expulsion. Une lutte victorieuse qui en préfigurera une autre: celle des «523».

Article de Rachad Armanios publié dans Le Courrier, le 22 aout 2014. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

«C’est incroyable l’énergie que nous avons dû déployer pour obtenir ces permis, pour que les autorités acceptent un état de fait. Ces gens étaient là depuis des années!» Parcourant du regard une panoplie de photos d’époque, l’avocat lausannois et militant Christophe Tafelmacher raconte, accompagné de compagnons d’armes, les 125 jours du refuge de Bellevaux et les luttes victorieuse des années 2000, dans le canton de Vaud, en faveur des requérants d’asile déboutés.

«Aujourd’hui, j’en connais une dizaine qui ont ici leur propre entreprise, les enfants ont fait des études», enchaîne Emrush Hakaj, l’un des neuf à s’être enfermés dans l’église protestante de Bellevaux à Lausanne, en 2001, pour dénoncer les renvois collectifs des réfugiés d’ex-Yougoslavie. Cet homme, arrivé en Suisse en 1992 pour fuir la guerre au Kosovo, est installé à Lausanne, a désormais une famille, des enfants, un travail de gestionnaire en logistique. Si ce réfugié est officiellement devenu suisse, c’est grâce à un vaste mouvement de solidarité et de résistance. Le collectif «En quatre ans, on prend racine» refusait que des gens installés dans le canton parfois depuis dix à quinze ans soient expulsés. Du jour au lendemain, et de façon autant violente que discrète.

En 2000 et 2001, la mobilisation prend diverses formes: pétitions, manifestations, un piquet de protestation chaque mercredi durant quatre ans à la place de la Palud. Ce qui soude les liens, ce sont les accompagnements à la police des étrangers, pour éviter que des arrestations y aient lieu. «Pour empêcher qu’Emrush soit renvoyé, je me serais enchaîné, car c’est comme une partie de moi qu’on m’aurait arrachée. Au contact de ces gens, nous avons réalisé la violence d’Etat qu’ils subissaient, avec des prolongations de titres de séjour de quelques semaines ou de quelques jours», raconte le journaliste et militant Yves Sancey. Des destins précaires et malmenés, à l’image du fameux document: une feuille A4 chiffonnée et barrée de dizaines de dates inscrites au stylo. «Avec ça, il était très difficile de trouver un travail, de contracter une assurance, on avait la peur au ventre et le sentiment de ne pas exister», se souvient Emrush Hakaj, qui faillit être arrêté dans les locaux du Service de la population (SPOP). Une femme, elle, fut expulsée après avoir été arrêtée sur son lieu de travail.

Cette pratique, conjuguée à une date commune d’expulsion fixée au 31 mai 2001 pour quelque cent cinquante personnes, convainc le mouvement d’occuper un lieu d’asile et de protection symbolique. «Il fallait rendre le débat public, que la police assume ces arrestations effectuées en catimini.» C’est ainsi que neuf Kosovars, dont une famille, s’installent dans les locaux de l’église de Bellevaux, entre avril et août 2001.

St-Amédée, refuge fondateur

Le mouvement est fort de la lutte victorieuse d’anciens saisonniers d’ex-Yougoslavie entre 1998 et 2000, environ deux cents clandestins ayant arraché leur droit de rester, ainsi que pour leur famille (environ huit cents personnes au total). Les militants ont aussi en tête l’occupation, en 1996, en France, de l’église de St-Bernard. Surtout, ils peuvent compter sur l’expérience locale acquise en 1986 au refuge de la paroisse lausannoise de Saint-Amédée. Christophe Tafelmacher était de ce combat fondateur, de l’époque de la création de SOS-Asile. Celle-ci remonte aux premiers durcissements de la politique d’asile, qui n’ont plus discontinué. En 1986, en raison des dysfonctionnements de l’administration bernoise, des centaines de réfugiés du régime de Pinochet, de Ceausescu, etc., présents depuis des années en Suisse, se retrouvaient menacés d’expulsion. Le scandale avait éclaté quand une soixantaine de Zaïrois, dont plusieurs ne l’étaient pas, avaient été renvoyés dans le pays de Mobutu. La mobilisation et le refuge permettront des régularisations et l’instauration d’un contact crucial avec les autorités, via des médiateurs ecclésiastiques. Ceux-ci s’avéreront précieux pour ouvrir les portes de l’église de Bellevaux.

En ce printemps et été 2001, des sympathisants assurent une protection non-stop. Le spectre est vaste: milieux culturels, politiques, associatifs, religieux… «Il y avait toujours trente à quarante personnes pour manger. Le réseau de solidarité apportait la nourriture que nous cuisinions. Nous étions devenus une famille, cela nous aidait à supporter le confinement, l’incertitude, la crainte d’une intervention policière», raconte Emrush Hakaj. Assemblées régulières pour discuter stratégie politique et organisation de la vie quotidienne, moments festifs, tensions… «La rencontre avec une population qui avait pris l’habitude de se faire discrète a été pour moi une vraie révélation», témoigne Yves Sancey.

Des autorités braquées

La cause est médiatique, mais les autorités sont braquées. Le responsable du dossier, le conseiller d’Etat Claude Ruey, pourtant un «libéral humaniste», s’était beaucoup investi pour trouver une solution dans le dossier des déboutés Kosovars, analyse Christophe Tafelmacher. «C’est pourquoi il a mal vécu le refuge, comme un désaveu.» Le ton des manifestations et des actions – occupation du siège du gouvernement, intervention sur la scène du Paléo, etc. – lui ont aussi fortement déplu. «Il a fallu beaucoup de temps et d’énergie pour qu’il accepte de rencontrer les requérants!» Les négociations seront longues et difficiles.

Ce qui a fait plier le gouvernement? «Notre capacité à mettre des visages sur ces situations, affirme M. Tafelmacher. Tant qu’on reste dans le fantasme du réfugié, on est sur le terrain de l’UDC et on perd.» Lors d’une émission TV, une Kosovare, en duplex depuis l’église, désarme Claude Ruey: «Je me suis reconstruite ici après avoir fui la guerre. Mais qu’est-ce que je vous ai fait?» Quand le mouvement commence à faire tache d’huile, avec l’ouverture de refuges à Fribourg, Bâle, Berne et La Chaux-de-Fonds, le conseiller d’Etat finit par s’engager à trouver des solutions au cas par cas et promet personnellement qu’il n’y aura plus de pressions policières. Le refuge est levé.

Un contact régulier avec les autorités est instauré et, en 2008, ce seront 338 personnes du collectif «En quatre ans on prend racine», dont 180 enfants, qui auront été régularisées.

De Bellevaux aux «523»

Le refuge de Bellevaux préfigure une lutte de plus longue haleine, celle des «523». C’est que la pression de l’Office fédéral des migrations sur les autorités vaudoises n’a pas baissé. Fin 2003, le nombre de requérants censés quitter le pays mais dont le canton de Vaud n’a pas exécuté le renvoi atteint près de 2500. Berne ne veut plus de «l’exception vaudoise». Au Château, transcendant les couleurs politiques, les responsables du dossier, le popiste Josef Zisyadis puis le libéral Claude Ruey, avaient contesté la légitimité de certains renvois, notamment les réfugiés de Srebenica.

En 2004, leur successeur socialiste, Pierre Chifelle, décide de régler la situation. Il passe avec Christoph Blocher un deal, qualifié «de la honte» par les défenseurs de l’asile. Après un premier tri, il est décidé de régulariser 825 cas de rigueur, contre l’engagement du canton de renvoyer 523 déboutés, de force si besoin. Tout comme quelque 175 Erythréens et Ethiopiens dont les cas n’ont pas été examinés.

Le réseau se mobilise à nouveau et s’élargit. Quatorze mille signatures sont récoltées en un temps record. L’Eglise protestante, elle, ne veut pas un Bellevaux bis. L’idée du refuge est reprise, mais selon une logique de tournus, impliquant aussi l’Eglise catholique, puis la communauté israélite. A Lausanne, vingt-six lieux symboliques seront occupés tour à tour, sur environ deux ans. Des coordinations sont ouvertes dans sept régions du canton. Les démarches au Grand Conseil se multiplient, avec succès, et, pour résultat, une grave crise institutionnelle entre le parlement et le gouvernement. «Nous avions le soutien d’une partie de la droite, fière de l’exception vaudoise et refusant le diktat de Berne», raconte Christophe Tafelmacher.

C’est d’ailleurs un radical, Serge Melly, qui portera le coup final. Il propose une motion pour régulariser les déboutés et pour instituer une «commission pérenne» chargée d’examiner les décisions de renvoi prises à Berne. L’entrée en matière est votée. «Il y avait le feu à la maison, c’était tout le système de la politique d’asile suisse qui était menacé», commente Christophe Tafelmacher.

Pour éviter le vote, le gouvernement vaudois accepte les régularisations «au cas par cas» qui, comme pour Bellevaux, reviendront à une régularisation collective puisque, sur plusieurs années, près d’un millier de personnes obtiendront un permis.

 

Le soufflé retombé

En octobre 2010, le collectif Droit de rester occupe avec cinq requérants d’asile déboutés l’église Saint-Jacques à Lausanne. Pour dénoncer «l’arbitraire» des vols spéciaux qui ont repris, mais aussi pour mettre les Eglises devant leur responsabilité. «Nous négociions depuis longtemps pour obtenir un refuge, sans résultat», rappelle Pauline Milani, du collectif. Les Eglises réformée et catholique exigeaient de pouvoir choisir les requérants abrités, refusant ceux dont elles jugeaient que le dossier n’avait aucune chance d’aboutir. Une logique à l’exact opposé de celle de Droit de rester. Après plusieurs déménagements, les occupants mettent fin à l’action, car les Eglises imposaient que certains requérants quittent les lieux – l’un d’eux finira pourtant par obtenir un permis. Comme l’un des autres occupants.

Depuis la claque de 2006, quand le peuple suisse accepte à une très large majorité de durcir les lois sur l’asile et les étrangers, les Eglises sont devenues «timorées», selon la militante. Par peur d’être criminalisées ou pour ne pas froisser une partie de leur base. «Ce sont les hiérarchies qui mettent surtout un frein, car certaines paroisses seraient prêtes à remettre le couvert des refuges.»

Le repli est généralisé. «La votation de 2006 a laminé les liens de solidarité avec les milieux non militants», poursuit Pauline Milani. Dans le canton, «les directions des partis de gauche ont abandonné ce terrain et ne défendent plus de valeurs propres, dénonce à son tour l’avocat progressiste Christophe Tafelmacher. Au gouvernement, la majorité de gauche a laissé le libéral Philippe Leuba prendre le dossier sans piper mot. Laissant le champ libre à un conseiller d’Etat plus inflexible que ses prédécesseurs.»

Lui-même se vante d’exécuter avec fermeté les renvois décidés à Berne, affirmant pratiquer une politique humaine envers les requérants cherchant à s’intégrer. Car Vaud continue à se distinguer, en Suisse, par le nombre de permis humanitaires demandés à Berne. «Ces demandes baissent d’année en année et se comparer avec les pires, comme Zurich, qui en adresse une poignée par année, n’a aucun sens», réfute Pauline Milani.