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Notre regard

Samir, portrait d’un enfant débouté

Vivre sa vie d’enfant lorsque l’on est demandeur d’asile suppose une capacité d’adaptation et de résistance que l’entourage, et la société en général, ont tendance à minimiser, voire à nier. Philippe Klein, psychologue à Appartenances-Genève, rencontre dans le cadre de ses consultations ces jeunes êtres en construction, dont on peine à voir et à entendre les souffrances, les peurs, mais aussi la force et le courage. A partir de ces rencontres multiples, il a dressé un portrait imaginaire. Le choix de la fiction plutôt que de l’anonymat, pour protéger l’identité de ses patients. Un choix permettant de mieux faire ressortir les enjeux dans lesquels les enfants se trouvent entraînés. (réd.)

Photo : Alberto Campi
Photo : Alberto Campi

Depuis trois ans je rencontre Samir chaque semaine à la consultation d’Appartenances. C’est un garçon de 12 ans dont les grands yeux noirs à l’air inquisiteur et méfiant contrastent avec le sourire presque omniprésent. Il est arrivé en Suisse il y a quatre ans avec ses parents et son grand frère. Samir est un enfant qui souffre de traumatismes. Il a été témoin de plusieurs passages à tabac dont son père a été victime au pays. Comme dans de très nombreux cas, Samir a appris à vivre avec ce qu’il a vu en séparant en deux son monde intérieur afin de mettre de côté ses souvenirs trop difficiles à supporter. C’est suite à ces mauvais traitements que ses parents ont décidé de fuir. Samir a alors perdu son foyer, sa famille élargie, ses copains… Enfin, tout ce qui constituait son monde personnel.

L’arrivée en Suisse, bien qu’elle ait été source de sécurité, a exigé un intense travail d’adaptation à la langue, au nouveau mode de vie, à la construction de liens sociaux. Le travail psychothérapeutique avec Samir a été possible une fois qu’un solide lien de confiance a pu se tisser entre nous deux. Nous avons alors visité les moments douloureux de son histoire pour tenter de leur donner un sens ou une place dans sa vie. Pour l’aider à surmonter les traumatismes et à se reconstruire, nous nous sommes appuyés sur des ressources extérieures puisées dans les éléments agréables de son quotidien. Mais la part la plus importante du travail a été de revaloriser ses ressources internes par la reconnaissance de son vécu, de ses qualités, de la richesse de ses origines familiales et culturelles. Petit à petit, son monde intérieur a pu se réunifier, des liens se recréer entre son passé et son présent, lui permettant de construire une continuité psychique, identitaire et de sens indispensable à son bon développement.

Mais un jour, tout bascule. Ses parents reçoivent une lettre de l’ODM refusant leur demande d’asile par manque de preuves fournies. Samir ne comprend pas bien ce qui se passe mais voit ses parents de plus en plus nerveux. La vie est devenue encore plus dure, car chaque membre de la famille ne reçoit plus que l’aide d’urgence, soit moins de 7 francs par jour pour vivre. Il continue d’aller à l’école et de voir ses amis mais il sent bien que quelque chose ne va pas. Après quelques mois, malgré leur recours contre la décision de l’ODM, on lui annonce qu’ils doivent quitter leur foyer pour rejoindre celui des déboutés. Pour Samir cela veut dire un changement d’école, d’amis, de points de repères. Quant au foyer, il ressemble plus à une cour des miracles qu’à un lieu de vie adapté à une famille. Outre l’insalubrité et la vétusté des locaux communs, il faut ajouter l’insécurité qui y règne. Dans les couloirs il y a des hommes qui discutent fort, fument et boivent de l’alcool. Par moment il y a des bagarres. La police intervient souvent. Samir a de nouveau peur et les cauchemars refont leur apparition. Sa mère va mal, elle est souvent triste et ne fait presque rien de la journée, elle ne va même plus à ses cours de français. Son père est nerveux, il crie parfois pour un rien, ne prend plus le temps de sortir jouer au ballon avec lui. Son grand frère passe son temps à traîner avec des grands autour du foyer. Il avait trouvé une place d’apprentissage pour l’année prochaine mais on lui a dit qu’il ne pourra pas le faire car le droit de travailler lui a été retiré. Il est dégouté et démotivé.

Deux ans ont passé. Samir et sa famille sont toujours dans l’attente d’une réponse à leur recours. Ses parents vont plus mal qu’à leur arrivée en Suisse. A la maison il ne se passe pas grand-chose. Tout le monde est fatigué d’attendre et tout le monde a peur de l’arrivée d’une réponse négative. Samir est le seul à avoir des obligations: tous les jours, il va à l’école et c’est souvent difficile pour lui de ne pas baisser les bras. Heureusement, il s’est fait de nouveaux amis, il est apprécié des autres mais n’ose pas les inviter au foyer, c’est trop différent, trop bizarre et trop sale, il a honte.

Cette fois, c’est le monde extérieur qui s’est fissuré en deux. D’un côté, à l’école, on lui répète qu’il est comme les autres, qu’il a sa place ici en Suisse. De l’autre, la réalité du foyer, reflet de la place que l’on donne à sa famille, synonyme de rejet et d’exclusion. Ses parents et son frère, qui avaient fait des efforts pour s’intégrer, se retrouvent privés de pou- voir d’action et de décision. Cette situation est un non-sens. Samir n’y comprend rien. Par moment, il ressent de la colère contre “la Suisse”. Mais aussi contre ses parents, incapables de le sortir de ce bourbier, et contre ses copains qui semblent tout avoir. Le plus souvent, il se sent triste et démotivé mais ne le montre pas: il serait incompris de ses amis, et face à ses parents, il doit se montrer fort pour leur donner du courage.

C’est avec ces sentiments confus et cette situation pleine d’incertitude que Samir va entrer dans l’adolescence, passage délicat de remaniement identitaire. Les conditions pour que ce processus se passe sans trop d’écueils ne sont de toute évidence pas remplies.

L’histoire de Samir et de sa famille illustre parfaitement à quel point le système de l’asile, par la manière dont il exclut et déshumanise les personnes, est un formidable «vecteur de maladies».

La perte de place au niveau social, l’expulsion dans les marges de notre société, l’incertitude quant à un avenir, la mise en échec des processus de reconstruction ont des répercussions tant sur le plan psychique que physique. Ironie du système, ce sont souvent des problèmes de santé (l’état de santé ne fait que se détériorer pendant l’attente) qui permettent en dernier recours aux familles d’obtenir le droit de rester en Suisse. Cette logique a un coût humain dont les enfants payent un lourd tribut.

Philippe Klein
psychologue à Appartenances-Genève

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