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Documentation

Focus on Syria | Domiz devient peu à peu une ville

Je suis de retour à Domiz. Me voici à nouveau dans cet immense camp de réfugiés, un lieu étrange et étranger, aux confins du monde, et pourtant si familier. J’y suis déjà venu, il y a quasiment un an, pour tourner un documentaire; j’ai parcouru ses rues poussiéreuses durant des heures entières, je me suis faufilé dans les tentes de nombreux réfugiés qui m’accueillirent généreusement. Et aujourd’hui me voici à nouveau sous le soleil brûlant d’un été qui s’annonce torride et vengeur. Rien n’a changé, ou presque.

Billet de F. D. publié sur le site Focus on Syria, le 30 juin 2014. Cliquez ici pour lire le billet sur le site de l’association.

Les réfugiés syriens, eux, n’ont pas bougé. Ils sont toujours 50’000, ou 60’000, ou peut-être 70’000, selon qui on écoute et la précision de ses données. Beaucoup en ont eu marre de rester parqués ici et ont pris le risque de retourner en Syrie; mais entre temps des nouveaux sont arrivés. La guerre dans leur pays continue sans solution en vue, la situation économique continue à empirer, et les gens fuient non seulement les bombes mais aussi l’absence de travail, l’impossibilité d’étudier, la pauvreté et la misère.

[caption id="attachment_18918" align="alignright" width="300"]A boy plays on ruins at Domiz refugee camp. © Sean Sutton/CMC/MAG A boy plays on ruins at Domiz refugee camp. © Sean Sutton/CMC/MAG[/caption]

On remarque tout de même ça et là quelques changements: la rue principale du camp a été asphaltée, le centre de santé a doublé de volume, une quatrième école a été ouverte. Dans les zones les plus anciennes du camp – peut-être que je devrais désormais les appeler des quartiers – les familles ont abandonné les tentes et se sont construit des baraques avec de petits blocs de béton armé et de la taule. Certains ont même une toute petite cour. Le nombre de boutiques et de petits magasins a augmenté. Dans beaucoup d’entre eux, on dit que l’exil n’est pas terminé, et qu’alors cela vaut la peine de faire quelques efforts et de mieux s’installer, renforcer son abri, dans lequel certains ont déjà passé deux hivers glacés et deux étés étouffants. Les vétérans comptent déjà deux ans à Domiz.

Mais par-dessus tout, ce camp est peut-être le meilleur de toute la région. Eh oui, parce qu’ici les réfugiés ont le droit d’entrer et sortir sans problème, ils peuvent trouver un travail à l’extérieur, ils peuvent aller faire leurs courses au marché de la ville, puis rentrer à leurs tentes le soir. En Turquie et en Jordanie les camps sont bien fermés et surveillés, entrer et sortir est difficile, trouver un travail en dehors quasiment impossible. Enfin au Liban il n’y a pas de camps de réfugiés, mais seulement des campements improvisés: des grumeaux chaotiques de baraques perdus dans les campagnes, jetés au bord des routes secondaires, sans contrôle, sans services.

Je descends à pied de la colline vers la route principale, je tourne dans une ruelle et tout à coup un jeune vient à ma rencontre radieux, il me salue, il me sourit: “Tu ne te rappelles pas de moi?” Si, je me rappelle de son visage, mais pas de son nom, je l’ai rencontré l’année dernière, il était chauffeur de taxi, nous avions loué sa voiture et il nous avait accompagnés jusqu’à la frontière syrienne. “Salut, comment vas-tu? Quel plaisir de te voir!”. “Tu es revenu tourner un nouveau film?”. “Non, non, maintenant je fais un autre travail… et toi? Comment ça va avec ton taxi?”

Le jeune reste un moment silencieux, son visage se rembrunit. “Ca fait des mois que je ne le conduis plus, le gouvernement du Kurdistan a changé les règles, désormais les Syriens n’ont plus le droit de conduire un taxi.” Dommage, vraiment dommage. Une mesure évidemment destinée à réduire la concurrence et à favoriser les chauffeurs irakiens. Et maintenant qu’est-ce que tu fais?” “Rien, je reste ici dans le camp, je n’ai rien d’autre à faire.” “Tu n’as jamais pensé à retourner en Syrie?” “Quoi ? La guerre n’est pas finie tu sais. Je ne pense même pas à y retourner.”

Je le salue, je continue ma descente. Puis je regarde autour de moi et je me rends compte à quel point Domiz, petit à petit, est en train de devenir une petite ville. Elle l’était déjà en partie l’année dernière, aujourd’hui elle l’est encore plus. Au fond, derrière la dernière rangée de tentes, on voit une série d’immeubles en construction. Mais qui va venir habiter ici, au milieu de la campagne, loin de tout, à côté d’un camp de réfugiés? Le soupçon me vient que ces appartements en construction sont justement destinés aux Syriens. A ces réfugiés qui ont trouvé un travail, peut-être avec les agences humanitaires, qui ont un salaire décent et qui peuvent se permettre l’illusion de louer un appartement et de reprendre une vie normale. Alors qu’en réalité ils restent ici, loin de leur pays, sans savoir quand ils pourront y retourner.