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IRIN | L’Australie affirme sa politique de dissuasion à l’égard des demandeurs d’asile

Le gouvernement australien, dont le projet visant à réinstaller un millier de réfugiés au Cambodge prend forme, cherche en outre à amender une série de lois pour s’octroyer une plus grande liberté de manouvre s’agissant du rejet des demandes d’asile.

Article publié sur le site de l’IRIN, le 31 octobre 2014. Cliquez ici pour lire l’article sur le site de l’IRIN.

Plus tôt cette année, le ministre de l’Immigration Scott Morrison a présenté le transfert de réfugiés au Cambodge comme «un accord prévoyant la réinstallation de personnes dans un pays signataire de la convention relative au statut des réfugiés, avec le soutien d’un autre pays signataire de la convention relative au statut des réfugiés».

Et lors de la présentation du projet d’amendement de la loi sur la migration et les puissances maritimes en septembre, il a affirmé: «Le nouveau cadre légal permettra au Parlement de légiférer sans avoir à se reporter directement à la convention relative au statut des réfugiés, et donc de ne plus être assujetti à l’interprétation des tribunaux ou organes judiciaires étrangers qui cherchent à étendre la portée de la convention bien au-delà de ce que ce pays et ce Parlement n’ont jamais eu l’intention de le faire». Très controversée, la proposition de loi en est à sa troisième lecture.

«C’est une réinterprétation soudaine et unilatérale d’un traité qui a été signé par 145 pays du monde entier et qui constitue la pierre angulaire de la protection des réfugiés à l’international depuis plus de 60 ans», a dit à IRIN Daniel Webb, directeur du parrainage juridique au Centre de protection juridique des droits de l’homme (Human Rights Law Centre, HRLC) de Melbourne.

La protection immédiate des réfugiés est motif de préoccupation, car il semblerait que des représentants du gouvernement australien se rendent à Nauru, où l’Australie gère un centre extraterritorial de traitement des demandes d’asile, pour « une campagne active en faveur de l’accord de transfert des réfugiés de la part de membres du régime susceptibles d’en tirer avantage », selon les termes de M. Webb. Il est prévu que quelque 1000 réfugiés détenus à Nauru soient transférés au Cambodge en échange de 35 millions de dollars US d’aide.

Les détracteurs du projet pointent du doigt le mauvais traitement que le Cambodge a réservé à ses demandeurs d’asile par le passé, l’incapacité du pays à prendre en charge 1000 nouveaux arrivants, et le manque de clarté de certains aspects de l’action, en soutenant qu’elle s’inscrit dans une démarche plus large de l’Australie visant à dissuader les demandeurs d’asile. En octobre 2014, un député a écrit à la Cour pénale internationale en lui demandant d’enquêter sur des crimes commis par l’administration actuelle à l’encontre de demandeurs d’asile.

IRIN s’est intéressé aux initiatives de l’Australie pour dissuader les candidats réfugiés.

Quel est l’objectif de l’opération Sovereign Borders («Frontières souveraines»)?

En septembre 2013, l’Australie a lancé l’opération Sovereign Borders (OSB), une initiative militaire prévoyant l’interception des embarcations transportant des demandeurs d’asile à l’approche des côtes australiennes, et leur rétention dans les centres de traitement de Nauru, un petit État insulaire, et de Manus, une île appartenant à la Nouvelle-Guinée.

Selon les chiffres du gouvernement, on comptait 1060 personnes à Manus (exclusivement des hommes majeurs) et 1140 à Nauru – dont 239 femmes et 186 enfants – à la date du 30 septembre. Les conditions de détention des centres de traitement extraterritoriaux, qui accueillent essentiellement des migrants en provenance d’Iran, du Vietnam, d’Afghanistan et du Sri Lanka, ont été [critiquées] à de multiples reprises. Ainsi, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) a dit en 2013: «Les conditions physiques de détention, ainsi que la lenteur du processus et le manque de clarté s’agissant de l’apport de solutions sûres et durables pour les réfugiés sont susceptibles, dans leur ensemble, d’avoir un effet négatif marqué sur la santé et le bien-être des personnes transférées depuis l’Australie».

Le gouvernement australien, qui présente l’opération OSB comme un effort visant «à combattre la traite de personnes et à protéger les frontières australiennes», s’est félicité des succès humanitaires remportés en la matière. «Des vies sont sauvées en mer», a-t-il déclaré en l’absence de décès liés à des «entreprises de migration clandestine» cette année. Jusqu’à présent, seul un bateau est parvenu à atteindre l’Australie en 2014, et le président Tony Abbott a qualifié son slogan de campagne «stop the boats» (Arrêtons les bateaux) de succès.

L’opération OSB englobe des politiques et des tactiques visant à dissuader les demandeurs d’asile de chercher à rejoindre les côtes australiennes, telles que la rétention extraterritoriale, la procédure de renvoi accéléré, et des campagnes d’information: des affiches multilingues «No way» (Pas question) avertissent les migrants qu’ils n’obtiendront pas l’asile en Australie.

Pourquoi l’Australie transfère-t-elle des réfugiés au Cambodge?

Le 26 septembre, l’Australie a dévoilé son intention de transférer quelque 1000 migrants détenus à Nauru vers le Cambodge. Lors de la cérémonie de lancement du projet, M. Morrison a dit: «Certaines personnes, parmi celles ayant un véritable besoin de protection, bénéficieront de la possibilité et de l’appui nécessaire pour refaire leur vie loin de toute persécution». «Proposer aux réfugiés de s’installer est considéré comme une démarche humanitaire qui les aidera à commencer une nouvelle vie dans le respect des lois cambodgiennes», a expliqué Sar Kheng, le ministre cambodgien de l’Intérieur.

En échange, le Cambodge recevra une enveloppe d’aide d’un montant de 35 millions de dollars US, dont le versement est prévu sur quatre ans. D’après M. Morrison, l’argent servira à financer une variété de projets touchant aussi bien à la mouture du riz qu’au déminage.

Le Haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, António Guterres a qualifié l’accord «d’entorse inquiétante aux normes internationales». De son côté, Human Rights Watch a dit: «le Cambodge n’est pas un pays tiers sûr».

«Il est clair que l’Australie a réservé une partie de son budget d’aide à cet effet», a dit Phil Robertson, directeur adjoint de Human Rights Watch (HRW) pour l’Asie. «Cela témoigne de la politisation croissante de l’aide étrangère en Australie, où ce ne sont plus les besoins en développement qui déterminent les projets, mais l’opportunisme politique.»

Une équipe de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) s’est rendue au Cambodge à la demande du gouvernement en octobre, afin d’évaluer sa capacité à assister le pays dans son processus de transfert. «Nous apprécions qu’un État membre ait fait appel à nous en raison de notre expertise en matière de migration, et nous avons envoyé une équipe sur place pour évaluer si nous étions en mesure de répondre favorablement à son appel», a dit Joe Lowry, porte-parole régional de l’OIM à Bangkok

«Le Cambodge sera un endroit extrêmement difficile pour les réfugiés. C’est précisément le problème», a expliqué M. Webb en ajoutant: «La raison qui sous-tend le transfert d’individus au Cambodge est la même que pour le placement en détention dans des camps à Nauru et Manus, le renvoi de bateaux et le refus d’accorder des visas permanents à 30’000 personnes déjà: la dissuasion».

Quelle est la situation du Cambodge en terme de réfugiés?

À l’heure actuelle, le Cambodge ne compte que 68 réfugiés et 12 demandeurs d’asile, dont la prise en charge est essentiellement assurée par le Service jésuite des réfugiés (JRS), qui les assiste avec la paperasserie et dans leur recherche de logement. Mais sour Denise Coghlan, la directrice de JRS Cambodge, a dit aux journalistes que l’organisation ne dispose pas des fonds nécessaires pour assumer davantage de réfugiés.

D’après Vivian Tan, attachée de presse régionale pour le HCR à Bangkok, «l’intégration a été éprouvante pour les réfugiés se trouvant déjà sur place [au Cambodge]. L’envoi d’un nombre important de réfugiés au Cambodge pourrait menacer sa capacité à les absorber de façon durable».

Le Cambodge arrive en 136e position (sur 187 pays) de l’Indice de développement humain des Nations Unies pour 2014; 20 pour cent de la population vit avec moins de 1,15 dollar par jour, selon la Banque mondiale, et «nombreuses sont les personnes ayant échappé à la pauvreté qui sont encore fortement susceptibles de retomber dedans». Ce pays de 15 millions d’habitants a reçu 1,06 milliard de dollars d’aide étrangère en 2013, dont 68 millions de la part de l’Australie.

En décembre 2009, le Cambodge a renvoyé de force 20 Ouïghours venus de Chine pour demander l’asile politique, s’attirant de nombreuses critiques pour avoir failli aux obligations de la convention de 1951 relative au statut des réfugiés dont il est signataire, et qui interdit de tels retours. Le pays a reçu de l’aide de la part de la Chine dans les jours qui ont suivi cette action.

Quelles sont les zones d’ombre?

Le mémorandum d’entente entre l’Australie et le Cambodge ne spécifie pas le montant des sommes qui seront allouées à l’hébergement temporaire et aux besoins fondamentaux, ou à qui reviendra la décision de la répartition du budget. Ainsi, l’accord prévoit qu’un hébergement temporaire soit fourni aux réfugiés jusqu’à ce qu’ils aient atteint «un niveau élémentaire en langue khmer», un seuil que le texte échoue à définir.

«Le montant des aides destinées aux réfugiés et leurs mécanismes d’attribution demeurent flous», a dit Wan-Hea Lee, la représentante du Haut-Commissariat (HCDH) des Nations Unies aux droits de l’homme au Cambodge. «La transparence dont les deux gouvernements feront preuve s’agissant du montant et des domaines de l’aide financière déterminera s’il y a lieu de s’inquiéter.»

En Australie, la question financière reste au cour du débat. M. Morrison affirme que l’opération OSB a fait économiser plusieurs milliards de dollars au pays en réduisant le nombre de personnes ayant atteint les côtes australiennes. En mars 2014, il a supprimé les services juridiques gratuits à l’attention des demandeurs d’asile, engrangeant ainsi 88 millions d’économies.

De l’avis de certains, cette manière de penser les économies et les dépenses est erronée. D’après la Coalition de défense des réfugiés (Australian Refugee Action Coalition), la détention d’un unique demandeur d’asile à Manus ou Nauru coûte 309 000 dollars par an, tandis que le soutien financier aux réfugiés vivant en dehors de ces centres de détention et dans les communautés ne revient qu’à 9 300 dollars par an.

« Nous devrions investir une partie des milliards de dollars actuellement affectés à la protection des frontières et à la détention dans la mise en ouvre d’un processus efficace de détermination du statut de réfugié géré par le HCR en Indonésie », ont suggéré des fonctionnaires du Centre de ressources pour demandeurs d’asile (Asylum Seeker Resource Centre), dont les bureaux se trouvent à Victoria, en dénonçant l’engorgement du système d’asile dans ce pays, alors que la politique de dissuasion de l’Australie met la pression sur les pays voisins.

D’après le HRLC, si la proposition de loi australienne est adoptée, elle modifiera la loi sur les puissances maritimes (Maritime Powers Act) de sorte à «étendre la discrétion ministérielle, marginaliser le droit international et les procédures régulières, et restreindre la capacité des tribunaux australiens à examiner le traitement que le gouvernement réserve aux personnes demandant la protection de l’Australie.»

Cela signifie, entre autres, que les demandeurs d’asile arrivant par bateau pourront faire l’objet d’évaluations administratives rapides, que la procédure de déportation pourrait ignorer l’étape initiale consistant à considérer leur demande d’asile (ce qui constitue une entorse aux obligations de non-refoulement de l’Australie) et que les enfants nés sur le territoire australien suite à «une arrivée non autorisée par voie maritime» seront eux-mêmes automatiquement considérés comme étant arrivés de façon non autorisée par voie maritime, entraînant leur détention obligatoire et un éventuel transfert vers Nauru.