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Comptoir

Mesemrom | Réponse à l’émission « Les roms sont parmi nous » (Temps présent)

Le collectif de défense des droits des roms Mesemrom répond à l’émission Temps présent du 6 novembre 2014, intitulée « Les Roms sont parmi nous ». Selon Mesemrom, l’émission véhicule « un pot-pourri désarticulé de stéréotypes négatifs » sur les Roms présents à Genève. Dans un domaine différent, leur intervention suit la même optique que celles effectuées par Vivre Ensemble dans le cadre du projet Le comptoir des médias.

Pour voir la lettre sur le site de Mesemrom, cliquez ici.

Madame, Monsieur, 

 Suite à la vue de votre émission Temps Présent du 6 novembre 2014, intitulée « Les Roms sont parmi nous« , nous, Mesemrom, voudrions, en notre qualité d’association de soutien aux Romsvous faire part de notre consternation et de notre indignation quant aux propos explicitement racistes tenus lors de la présentation et la conclusion de ladite émission. Le reportage « Dressés pour voler… » du 21 janvier 2010 véhiculait déjà nombre de préjugés discriminants qui nous avaient profondément choqués à l’époque, raison pour laquelle nous vous avions adressé un courrier. Il est regrettable que, quatre ans après, nous ayons à intervenir à nouveau.

Nous ne prendrons à parti dans cette lettre que les propos les plus consternants de l’émission, c’est-à-dire ceux prononcés par Jean-Philippe Ceppi en introduction et conclusion du reportage. Il émane de ces propos la désagréable impression d’un pot-pourri désarticulé de stéréotypes négatifs (profiteurs, menteurs, délinquants, etc.) réitèrés pour l’occasion autour d’une double opposition factice entre bon / mauvais Roms (les jeunes VS les vieux) d’une part, et d’autre part, entre Genève / Lausanne (les mauvais Roms étant concentrés à Genève…).  La présence de ces énoncés est d’autant plus surprenante qu’elle annihile littéralement l’effort de compréhension et de contextualisation ébauché dans l’enquête filmée (1). Nous voulons bien croire qu’il est important pour vous de séduire et d’attirer une large palette de téléspectateurs, aux connaissances de terrain et orientations politiques diverses. Cependant, au vu de l’autorité et de la visibilité de l’outil médiatique que vous possédez, il est toujours consternant de constater la facilité avec laquelle vous cédez à un vulgaire racolage. C’est une forme de mépris, non seulement pour les Roms mais également pour vos télélespectateurs à qui vous vendez du sensationnel.

 Dès le titre de l’émission — les Roms sont parmi nous — une altérité radicale est énoncée — faisant écho, par souci d’humour sans doute ! — à une longue tradition de films de science-fiction ou d’horreur (« Le Diable est parmi nous » (1972), « Ils sont parmi nous » (2004) etc.). Cette altérité énoncée vous permet ensuite de légitimer l’argument d’une « menace » rom (l’altérité pourrait aussi être perçue différemment que comme une menace…). Interprétée comme inévitable et durable (« sans doute pour longtemps »), cette menace vous amène ainsi à “tenter” sans aucun scrupule le questionnement de l’accès même des Roms aux droits fondamentaux : “faut-il, quand cela est possible, tenter l’intégration des Roms comme à Lausanne ?” Par ces mots, c’est ainsi la dignité de ces personnes que vous remettez en jeu : faut-il, quand cela est possible, tenter de considérer les Roms comme étant assez dignes d’humanité (être donc de “bons” Roms) pour avoir accès à un logement décent, à un travail et à la scolarisation ? (2) Un tel énoncé possède également une résonance d’un  autre temps manifestement toujours d’actualité… A quoi ressembleraient vos propos si l’on substituait le mot “Roms” par “Juifs” — autre groupe historiquement racialisé, qu’il n’est heureusement plus possible dans le statut quo actuel de désigner de la sorte ? Que penser de formules telles que : “Les Juifs sont parmi nous” ou encore : “Faut-il, quand cela est possible, tenter l’intégration des Juifs comme à Lausanne ?”

 Vous énoncez également en introduction :

« Ils tendent une main tremblotante, se courbent comme si leur estomac était tenaillé par la faim, leurs vieillards ont l’air d’agoniser en plein trottoir mais, qui, parmi nous, croit encore à cette comédie jouée par les Roms dans les rues de Suisse romande. »

 Au-delà du reportage réalisé, que savez-vous de la réalité intrinsèque de ceux que vous désignez comme « Roms » ? Comment d’ailleurs définissez vous un ou une « Rom » ? Par sa couleur de peau ? Le fait qu’il/elle mendie ? Ses habits ? Son mauvais français ? Son passeport roumain ? Son hypervisibilité dans l’espace public ? Tenez-vous un journal de leurs repas quotidiens ? Etes-vous déjà restés assis plusieurs heures et jours d’affilés sur l’asphalte dans l’indifférence quasi générale ? En dehors de quelques jours d’aventures en camping, avez-vous déjà dormi dehors, c’est-à-dire à la rue, de longues semaines, bercés par le doux trafic des voitures et réveillés plusieurs fois par nuit par des policiers qui vous harcèlent et vous chassent des ponts ou de tout autre « abri » sans toit, portes ni fenêtres qui vous permet de vous reposer quelques heures ? Etes-vous déjà arrivés « chez » vous, dans cet abri de fortune en constatant que vos affaires personnelles, vos matelas, que vous aviez cachés pour la journée ont disparu, sur dénonciation d’un riverain excédé par le « dérangement visuel » provoqué par votre pauvreté ? Avez-vous déjà traversé toute la ville pour trouver de nouveaux matelas, couvertures ou cartons pour établir votre nouveau chez vous tout aussi précaire que la veille ? Pensez-vous vraiment que des gens qui auraient d’autres possibilités de vivre et de gagner leur vie s’amuseraient à vivre cette vie de comédie en montrant un pied amputé comme seul argument de vente ? Pensez-vous vraiment que les vieillards dont vous parlez sont des acteurs déguisés et maquillés ? Pourquoi ne mentionnez-vous pas que l’espérance de vie des Roms pauvres, ceux qui mendient notamment ici en Suisse, est d’environ 50 ans à cause de leurs conditions de vie ? Mais avez sans doute raison, nous nous voilons la face tandis qu’eux jouent la comédie : les Roms possèdent assurément un sens de l’humour et un cynisme rarement égalés.

 Vous affirmez par la suite :

« A Genève, ils sont fortement liés à la délinquance, vols et prostitution. »

 A Genève comme à Lausanne, notre connaissance du terrain le confirme, il n’y a pas et n’y a jamais eu de réseaux mafieux, seulement des familles (nombreuses) dont certains membres mendient pour subvenir aux besoins de leurs familles présentes ici ou en Roumanie. Rappelons aussi que la loi anti-mendicité en vigueur depuis 2008 à Genève et les mesures “transitoires” d’accès au marché du travail en Suisse pour les Roumains et Bulgares empêchent toujours les travailleurs les plus pauvres et les moins qualifiés, comme le sont les migrants roms, d’obtenir un emploi déclaré et ce, jusqu’en 2016 au moins.

 Vous insistez, à nouveau, en fin d’émission:

« Rappelons aussi qu’à Genève la réalité est fort différente de Lausanne, vols, prostitution, exploitation de la misère. La délinquance venue de Roumanie a dépassé celle venue du Maghreb. « 

 Malgré le fait que nous sommes consternés en imaginant ce que pourrait produire une attention coercitive encore plus concentrée sur les seuls groupes “roms » de Genève, et à cause sans doute de notre côté “humaniste”, nous partageons néanmoins une partie de la joie des “Maghrébins » de Genève qui pourront désormais connaître le sort enviable de l’anonymat et de la normalité malgré les préjugés encore récurrents à leur sujet. Nous imaginons également l’ennui que vous avez dû provoquer depuis de longues années chez vos téléspectateurs ou téléspectatrices sur la “délinquance maghrébine” et, qu’en ce début de 21e sièce, il est grand temps de changer de protagonistes dans les affaires de criminalité, tout en gardant une continuité dans les délits de faciès.

Plus sérieusement, pour dépasser la binarité quelque peu schématique entre Genève et Lausanne que vous présentez: pourquoi ne faites-vous pas le lien entre interdiction de la mendicité (considérée comme une activité déjà criminelle car le non-paiement des amendes est convertible en jours de prisons) et l’augmentation de la criminalité ? Si le moyen malheureusement le plus accessible d’avoir des ressources pour survivre ici en Suisse vous est interdit (la mendicité) et que vous n’avez, de toute façon, pas accès non plus au marché du travail dans votre pays, ne pensez-vous pas qu’à un moment donné, pour survivre ici, envoyer de l’argent au pays, payer vos dettes, etc. vous devrez envisager des options qui vous feront avancer davantage sur des chemins illégaux et précaires ? Autrement dit, au lieu d’aligner nonchalamment les mots « vols, prostitution, délinquance », pourriez-vous au moins avoir le souci (ou même l’éthique) de contextualiser vos propos afin de ne pas stigmatiser davantage toute une communauté déjà trop discriminée. Inutile peut-être de préciser que cette « communauté » regroupe des gens de niveau social très divers (par exemple, il y a des Roms “invisibles » ici, en Suisse, à Genève et Lausanne ; invisibles car ils ne sont pas obligés à se livrer à des activités qui feront potentiellement parler d’elles ou d’eux dans les médias). Malheureusement, ces cas de réussite d' »intégration » (les guillemets questionnent ce que sont les critères d’une bonne intégration, relatifs aux politiques en cours) ne sont presque jamais visibilisés dans les médias. Nous vous l’accordons, c’est certes moins vendeur.

 Enfin, nous terminerons par cette dernière citation :

« Entre mythe et réalité, vous allez voir dans ce reportage l’envers du décor. Des profiteurs, bien sûrs, mais aussi, chez la nouvelle génération de Roms une souffrance difficile à imaginer et une envie de s’en sortir qui inspire le respect. »

 A la lecture de ces mots, nous devons donc comprendre que les générations antérieures de Roms ne sont constituées que de profiteurs, mais qu’heureusement, les jeunes « souffrent » et « en veulent », et ce, contrairement à leurs parents ou leur grands-parents. Nous constatons ainsi avec soulagement que la vocation des Roms à la criminalité, la bêtise et la paresse n’est finalement pas héréditaire ni même culturelle. Peut-être même qu’en leur permettant d’avoir des conditions de vie humaines et décentes, ici en Suisse, ils pourraient se comporter comme « nous ». 

 Cette conclusion nous laisse ainsi sur l’espoir de votre bonne volonté et d’un avenir meilleur pour ces jeunes dont nous attendons avec impatience que vous puissiez en dresser le portrait, en long et en large, dans d’autres reportages. Pourrait-on espérer aussi plus d’éthique, de rigueur et de contextualisation dans la présentation de ces derniers.

 En vous remerciant par avance de l’attention que vous porterez à ce courrier et en espérant peut-être une réponse de votre part sur quelques points soulevés plus hauts, veuillez recevoir, Madame, Monsieur, nos meilleures salutations.

 

Le comité de Mesemrom