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Migros Magazine | Destins d’Erythréens

Pour la troisième année consécutive, les Erythréens sont les demandeurs d’asile les plus nombreux en Suisse, fuyant une dictature particulièrement répressive. Rencontre avec une communauté discrète, et qui a de bonnes raisons de l’être.

Article de Laurent Nicolet publié dans Migros Magazine, le 8 décembre 2014. Cliquez ici pour lire l’article et voir les photos sur le site du magazine.

Tesfain Bein, Erythréen établi à Vernayaz.
Tesfain Bein, Erythréen établi à Vernayaz.

Ils sont les demandeurs d’asile les plus nombreux. Les Erythréens seraient aujourd’hui à peu près 25’000 en Suisse. Le régime, il faut dire, du président Issayas Afeworki a transformé depuis 2001 l’Erythrée en caserne à ciel ouvert. L’état d’urgence est permanent et le service militaire, pour les hommes comme pour les femmes, d’une durée indéterminée.

L’ONU estime que 3000 Erythréens fuient leur pays chaque mois. Sans cesser de redouter, même à l’étranger, l’ombre du régime. Au téléphone, les refus de témoigner sont polis mais fermes: «Je ne parle pas assez bien français», «mon agenda est surchargé», «je suis hospitalisé»… L’un d’entre eux confiera:

On doit se taire. Quoi qu’on dise, du mal ou du bien, sur le régime, on aura tout faux.

Rencontre néanmoins avec quelques-uns des membres de cette diaspora discrète entre toutes.

«Si je ne travaille pas pendant deux jours, je tombe malade»

Tesfain Bein est arrivé en Suisse début 2010, par avion depuis le Soudan, où il était venu d’Erythrée en se «cachant tout le temps». Après une année, il reçoit un permis F (admission provisoire). Il habite aujourd’hui à Vernayaz (VS) et travaille comme menuisier – son métier de toujours – au centre de requérants à Saint-Gingolph (VS), où il officie également comme chauffeur. «Je fais aussi du nettoyage. Un peu de tout.» Sa femme est décédée d’un cancer, sa fille est mariée aux Etats-Unis. «Un Erythréen est venu de Washington pour l’épouser et l’a emmenée là-bas, j’étais tellement content.»

L’un de ses trois fils a également fui l’Eyrthrée, est arrivé en Italie puis a passé en Suisse pour rejoindre son père. «Mais comme il a été enregistré en Italie, ils l’ont renvoyé là-bas. Pour les Erythréens, la situation en Italie n’est pas meilleure qu’à Asmara (capitale de l’Erythrée, ndlr.) pas de travail, rien, ils dorment dehors.»

Deux autres de ses fils sont restés au pays. Quand on lui demande ce qu’il trouve de difficile dans sa vie en Suisse, il sourit:

Rien! J’ai du travail, j’ai à manger, un logement, je suis en bonne santé.

S’il est parti, c’est parce qu’il n’y avait «plus que l’armée, rien d’autre, pas d’importation, pas d’exportation. Comme menuisier, impossible de trouver des clous, et un morceau de bois, vous devez l’acheter au prix de l’or… et moi, si je ne travaille pas pendant deux jours, je tombe malade.»

Il se dit également croyant: «Je prie Dieu en me levant, je prie Dieu en me couchant.» Rentrer un jour chez lui, Tesfain peut l’imaginer, «quand la paix sera revenue». Avant d’ajouter qu’au rythme de l’hémorragie actuelle «bientôt il n’y aura plus personne». L’Erythrée, il est vrai, ne compte que cinq millions d’habitants: «Le gouvernement bâtit bien des écoles et des hôpitaux, mais il n’y a plus d’enseignants et plus de médecins.»

«Le temps passe, tu te dis: qu’est-ce que c’est que cette vie-là?»

Après dix-sept ans de service militaire, il décide que c’est assez: «Le temps passe, tu te dis: qu’est-ce que c’est que cette vie-là?»

Kebede Kidane fuit l’Erythrée à travers le Soudan, la Libye, traverse la Méditerranée et se retrouve au centre de requérants d’asile de Broc (FR). Il habite aujourd’hui un petit studio dans le quartier de Beauregard à Fribourg et, depuis 2010, travaille chez Micarna. Il montre la photo d’Antonios Ier, le primat de l’Eglise érythréenne orthodoxe, déchu par l’Etat en 2005. «Beaucoup de gens sont en prison, des anciens ministres, des journalistes.» La Suisse, ce n’est pas vraiment comme il s’imaginait:

Quand on est en Erythrée, on pense qu’en Europe il y a beaucoup de travail. Mais quand tu arrives ici, tu te rends compte qu’il n’y a pas de boulot pour toi. Tu passes tes journées dans un centre à regarder la télévision. Le plus difficile c’est l’absence de la famille.

Son permis F ne lui permet pas de faire venir sa femme et ses cinq enfants, passés en Ethiopie. «J’ai fait la demande, ça a été refusé, j’ai fait recours.»

Les premiers contacts avec les Suisses ne sont pas évidents. «Au début, je saluais les gens dans la rue, personne ne répondait, mais ils sont plutôt gentils, il y en a qui m’aident aujourd’hui.» Quand on lui a demandé quel métier il voudrait exercer, il a répondu: tous. «Le problème c’est que chez nous on n’apprend plus beaucoup de métiers.»

Il explique que les Erythréens qui arrivent ici se conforment à la loi suisse: «On fait ce qu’on nous dit de faire, si on nous dit: cherche du travail, on cherche du travail, si on nous dit: tu dois suivre des cours, on suit des cours.» Une docilité qu’il explique par les épreuves qu’ont traversées la plupart, et qu’il énumère froidement:

A la frontière, les militaires ont l’ordre de tuer ceux qui essaient de passer. Pas mal de gens sont morts comme ça.

Ensuite, ceux qui parviennent en Ethiopie doivent dépenser «beaucoup d’argent pour continuer le voyage». Il évoque aussi des kidnappings au Soudan et dans le Sinaï: «une rançon, qui peut aller jusqu’à 40 000 dollars, est demandée aux membres de la famille déjà installés en Europe. Ceux qui n’ont pas de famille ou pas d’argent sont tués, on prélève leurs organes pour les vendre.» Enfin, il rappelle que la plupart des Erythréens qui fuient leur pays sont aujourd’hui «des jeunes de 18 à 24 ans. Rester signifierait pour eux être soldats toute leur vie.»

«Ce n’est pas moi qui ai choisi la Suisse, mais le passeur»

Ce dimanche-là , à Genève, elle prépare la cérémonie traditionnelle du café au restaurant érythréen Asmarino. Elsa Aforki (nom d’emprunt) est arrivée en Suisse il y a deux ans, un pays qu’elle n’a pas choisi: «Moi, ce que je voulais, c’était venir en Europe, peu importait où. C’est le passeur qui m’a amenée ici.»

Elle ne garde pas un bon souvenir des premiers mois et des formalités administratives: «J’avais l’impression de passer un examen.» Sa demande d’asile vient d’être rejetée, elle a pris un avocat et déposé recours .Elle vit aujourd’hui dans un appartement avec huit autres réfugiés érythréens:

Il y a des lits superposés, c’est très sale. Je n’en peux plus.

La situation lui pèse d’autant qu’il est «difficile de se faire des amis suisses, je me retrouve tout le temps avec des Erythréens et ça ne facilite pas l’apprentissage du français.» La Suisse malgré tout lui plaît bien:

C’est très calme et très sécurisant, tout ce que je veux maintenant, c’est trouver du travail et obtenir un permis.

En attendant, Elsa, qui était coiffeuse et cuisinière en Erythrée, donne des coups de main au restaurant Asmarino. «ça me permet à la fois de rester proche de mes racines mais surtout de pouvoir enfin rencontrer des étrangers.»

Avis d’expert: David Bozzini

«Ils sont là pour longtemps»

Comment expliquer que les Erythréens restent les demandeurs d’asile les plus nombreux, malgré la suppression du motif de désertion en 2013?

C’était une décision plus politique que juridique qui n’influe pas sur le processus d’octroi du statut de réfugié pour les Erythréens. Et puis, même si les Erythréens sont au courant des modifications de la loi, ça ne change pas leur décision: la situation en Erythrée est intenable pour beaucoup.

Quel genre de régime est à l’œuvre?

C’est un pouvoir autoritaire, arbitraire, qui fonctionne par la peur. Un pays qui conscrit de manière permanente sa population. Avec une armée et un contingent de gens travaillant pour l’Etat qui augmente de dizaines de milliers de personnes par année. C’est une manière d’empêcher les gens de développer une économie privée.

La situation peut-elle évoluer et donner aux Erythréens en exil un espoir de retour?

Nous sommes dans le cas d’un régime qui ne peut plus faire marche arrière, qui ne peut pas changer. En cas de changement de régime, il est fort probable qu’on reste dans une dictature militaire. Voire que cela aboutisse à une fragmentation du leadership qui déboucherait sur des conflits internes de plusieurs années. Les Erythréens qui arrivent en Europe sont donc là pour longtemps.

Peut-on imaginer une communauté érythréenne qui s’enracine en Suisse?

Oui, mais cela risque de prendre plus de temps. Ce sont des personnes qui ont voyagé ensemble, qui ont le même âge, qui ont été au service militaire ensemble. Ils n’ont pas quitté leur pays parce qu’ils en avaient envie ou pour gagner deux cents dollars de plus par mois, mais contraints et avec regrets. Ils ont envie de partager leur «érythréité», ce qui favorise le fait qu’ils restent entre eux, mais retarde leur intégration. En plus, la solidarité, l’échange d’information, de coups de main se fait assez difficilement.

Pourquoi cela?

L’Erythrée a été ravagée par une guerre civile, et des régimes communistes répressifs qui ont fragmenté les liens sociaux. Les gens, ayant des moyens très limités, utilisent souvent le régime à leurs propres fins, ce qui provoque beaucoup de colère. La diaspora en plus est surveillée: on sait qui fait quoi, qui paie ou ne paie pas le fameux impôt de 2% à l’ambassade de Genève. Ce qui génère des doutes sur des personnes qui joueraient sur les deux tableaux.

Quelle place pourraient-ils occuper dans la société suisse?

Apprendre une langue, une profession est quelque chose de très compliqué pour eux: ils n’ont pas d’expérience pédagogique telle qu’on l’entend chez nous, et le travail qu’ils ont appris, ils l’ont appris de force – quand ils l’ont appris. Il y a donc tout un processus à entreprendre avec eux de revalorisation de leurs expériences.