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Article scientifique | A demeure en exil? Etre réfugié tamoul sri lankais au Tamil Nadu

Cet article porte sur les migrants tamouls sri-lankais vivant en camp au Tamil Nadu depuis les années 1980. Fondé sur des données collectées au gré de plusieurs séjours entre 2010 et 2013, il explore la question de la marginalisation, des limitations et des processus d’exclusion dont souffre cette population, tout en nuançant ce constat en mettant l’emphase sur la manière dont les pratiques et les initiatives de ces migrants infléchissent ces processus de mise à l’écart en produisant des espaces de l’entre-deux.

Article de Anthony GOREAU-PONCEAUD, publié dans Carnets de géographes n°7, 2014. Cliquez ici pour lire l’article complet sur le site de la revue.

Introduction

Voici: lorsqu’un nageur courageux traverse un fleuve large ou un détroit éventé, l’itinéraire de son voyage se divise en trois parties. Aussi longtemps qu’il garde en vue la rive du départ ou découvre celle d’arrivée, il habite encore son gîte d’origine ou déjà le but de son désir […] Or, vers le beau milieu du parcours, vient un moment, décisif et pathétique, où à égale distance des deux rivages, pendant le passage, plus ou moins durable, d’une grande bande neutre ou blanche, il n’est encore ni l’un ni l’autre et, devient peut-être, déjà, l’un et l’autre, à la fois. Inquiet, suspendu, comme en équilibre dans son mouvement, il reconnaît un espace inexploré, absent de toutes les cartes et qu’atlas ni voyageur ne décrivirent (Serres, 1997: 24).

Port de Pondichéry, vendredi 2 août 2013, 9h40, il fait chaud, déjà très chaud, 32°c et 76% d’humidité. Un premier pick-up portant son chargement d’hommes, de travailleurs sans contrat arrive enfin à destination (Figure 1). Il sera suivi par six autres engins du même type et d’un camion, apportant finalement un total de 731 travailleurs: tous des hommes, tous Tamouls, tous originaires du Nord Sri Lanka, tous ayant fui la guerre pour trouver refuge et sécurité au Tamil Nadu. Les voitures ne repartiront que tard dans la nuit, vers 23h50 pour ramener ces travailleurs «chez-eux», au camp de Keezhputhupattu dans le district de Villupuram, à une vingtaine de kilomètres au Nord de Pondichéry le long de la fameuse « scenic beach way » comme l’aime à le rappeler le gouvernement du Tamil Nadu, dans un souci de développement touristique : la East Coast Road (ECR). Ces scènes visibles au port de Pondichéry se répètent également depuis deux mois dans le district de Cuddalore, plus au Sud, où les habitants des camps de Kurinjipadi et Vriddhachalam affluent dans le port de Cuddalore pour prêter main forte. Il faut dire que c’est la pleine saison de pêche sur la côte de Coromandel. De juin à octobre, les activités halieutiques sont intenses, et les camions des Etats voisins – Kerala et Karnataka – où la pêche est arrêtée du fait de la mousson, attendent avec impatience les poissons pour y être expédiés. Les plus gros et les moins appréciés localement, thon rouge et barracuda en particulier, partiront via le Kerala au Japon. C’est tout un secteur d’activité qui a besoin, pour un temps, d’une main-d’œuvre importante, disponible et peu revendicative. Le port de Pondichéry prend durant cette saison les allures d’un espace de transaction où pour un temps seulement, une population en marge devient visible, de sorte qu’il se joue ici quotidiennement ce que Michel Lussault nomme une «lutte des places» (2009), où le devenir visible passe par la matérialité et donc la corporéité de ces travailleurs.

Ces «espaces écarts» (Doraï et Puig, 2012 : 19), à l’instar du camp de Keezhputhupattu qui ont été introduits pour les contrôler, racontent pourtant les histoires corporelles de ce que sont les conditions préalables à l’accès à une forme de citoyenneté. Ces espaces procèdent non pas d’une distinction entre Indien et Sri Lankais mais d’une distance permettant ce que Jullien nomme « un dévisagement réciproque de l’un par l’autre : où l’un se découvre lui-même en regard de l’autre, à partir de l’autre, se séparant de lui » (2012: 7). Il s’agit d’espaces de mise en tension de l’un et l’autre, de l’inclus et de l’exclu qui donnent à penser l’entre-deux, entre l’(en)placement et le (dé)placement.

En août 2013, il y avait au Tamil Nadu 117 camps accueillant une population dépassant les 73’000 personnes. Ces autres sociaux, à demeure en exil, entre deux ailleurs et deux absences, ne sont ni citoyens indiens, ni réfugiés, ni totalement inclus, ni totalement exclus : ils échappent à l’ensemble des conceptions binaires qui colorent nos imaginaires et rhétoriques politiques actuelles. Rappelons comme le note Nuselovici (2013: 5) que « l’expérience exilique conjoint lieu de départ et lieu d’arrivée (…) suscitant et étayant une dynamique de multi-appartenance dont les logiques citoyennes des Etats-nations ne parviennent pas toujours à intégrer la complexité« .

Née en 1947 d’une partition qui a généré quatorze millions de réfugiés, l’Inde indépendante ne reconnaît pas pour autant le statut juridique international de réfugié: elle n’a pas ratifié la Convention de Genève de 1951 et le protocole de 1967 et elle n’a pas élaboré de définition propre à ce statut à travers une loi nationale (Samaddar, 2003; Baujard, 2012; Oberoi, 2006). L’Union indienne traite les réfugiés entrant sur son territoire, en fonction de leur origine nationale et selon des considérations politiques, laissant la question de l’égalité et de l’uniformité des droits et privilèges accordés aux différentes communautés de réfugiés sans réponse. L’Inde conserve ainsi sa pleine souveraineté dans la gestion des réfugiés (Samaddar, 2003). Ce statut de réfugié, a priori défini par des institutions nationales ou internationales, selon des critères normatifs et juridiques, ne l’est donc pas dans le cas indien. Pourtant, ces Sri Lankais sont bien des réfugiés, administrés directement par l’Inde, plus particulièrement par le Tamil Nadu, sans que l’agence des Nations Unies n’intervienne sauf dans le cas particulier des opérations de «rapatriement». Combiné avec leurs trajectoires souvent précaires, ce non-statut les expose à de multiples restrictions quant au logement, à l’accès au marché du travail et à la liberté de mouvement. Ils sont soumis à des dynamiques juridiques, économiques, politiques et sociales qui consolident leur altérité.

Cependant, en m’appuyant sur des enquêtes menées au Tamil Nadu en juin 2010, juin 2012 et juillet-août 2013, je voudrais montrer que les pratiques et les initiatives de ces migrants infléchissent ces processus de marginalisation, de limitation et d’exclusion. Ces enquêtes ont été rendues possibles par la collaboration d’un assistant de recherche. Les entretiens se faisaient en tamoul et leur retranscription en anglais, puis en français. Bien entendu, je suis conscient des effets de la traduction/transcription/interprétation sur l’information contenue dans les entretiens. Par leur façon de prendre place, les Sri Lankais composent des territoires selon des temporalités (une saison de pêche par exemple) et des rythmes variables. Ces migrants déploient des ancrages divers développant différentes figures de l’entre-soi. Ces figures de l’entre-soi, en fonction de qui regarde, peuvent être qualifiées tours à tours d’emprise habitante, d’ « espace écart », de contre-espace, d’espace de l’entre-deux : il s’agit là d’un jeu onomastique complexe pour des populations labiles prises dans ce que Zygmunt Baumann (2010) nomme la « modernité liquide ». Ces espaces permettent de tisser du lien, de prendre place, pour des personnes qui se décrivent elles-mêmes « out of place » ou encore idampeyarntha, c’est-à-dire déplacées.

Après avoir brossé un rapide historique de la présence sri-lankaise au Tamil-Nadu, je montrerai de quelle manière ces espaces de l’entre-deux sont le produit à la fois du contrôle institutionnalisé des frontières et des initiatives et des pratiques des Sri Lankais qui développent des formes de cohabitations inédites. Avec leurs différentes manières de faire, de prendre place, les réfugiés sri-lankais créent dans ces espaces, leurs propres ressources, garantes d’une autre normalité. Pris dans une tension permanente entre formel et informel, reconnaissance et déni, les Sri Lankais modèlent des espaces – véritables interstices permettant leur intégration partielle – dans lesquels ils s’inscrivent dans des relations de pouvoir qui les placent dans un rapport de domination. Analyser ce type d’espace nécessite d’adopter « un décentrement, épistémologique et situationnel qui consiste à déplacer le lieu et le moment du regard depuis le centre et l’ordre vers les bords et le désordre » (Agier, 2012: 53).