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Cause toujours | Migrations: de « Mare Nostrum » à « Triton »…

Méditerranée: tombeau ou barrière?

Depuis novembre 2014, une nouvelle opération, « Triton » a été lancée en Méditerranée pour tenter (sans y parvenir) de contrôler la migration massive partant d’Afrique du nord et du Moyen et Proche Orient pour l’Europe. Confiée à Frontex l’agence européenne de surveillance des glacis de la «Forteresse Europe», « Triton » remplace « Mare Nostrum », opération purement italienne qui avait permis de récupérer en mer plus de 150’000 migrants. « Triton » n’est pas ce qu’était « Mare Nostrum », une opération humanitaire de sauvetage des migrants en perdition dans le grand cimetière marin ou des milliers d’entre eux ont déjà sombré, « Triton » est une opération de surveillance des frontières: 20, pays y participent, mais les fonds qui lui sont alloués sont trois fois moins importants, le personnel qui lui est affecté quinze fois moins nombreux et elle mobilise deux fois moins de navires que « Mare Nostrum » par l’Italie seule. Il est vrai qu’il ne s’agit que d’immigrants. D’une quantité négligeable, donc. Du moins quand ils ont le bon goût de se noyer: quand ils atteignent les côtes européennes, ils ne sont plus négligeables, ils sont importuns. Comme si la Méditerranée ne pouvait être être pour les migrants qu’un tombeau ou une barrière. Ou l’un et l’autre.

Billet de Pascal Holenweg, publié sur le blog de la Tribune de Genève « Cause toujours », le 6 janvier 2015. Cliquez ici pour lire le billet sur le site du blog.

« Faire barrage aux passeurs » plutôt qu’aux migrants

51 millions de personnes ont été déplacées de force dans le monde en 2013. C’est un record depuis la Guerre Mondiale. Et cela va encore s’aggraver. Les demandes d’asile en Europe ont explosé: on en attend 700’000 sur l’année. Alors l’Europe se barricade contre les immigrants, se construit une forteresse à l’intérieur de laquelle chaque pays construit aussi des murs pour plus de précaution. La Suisse s’inquiète: elle s’attend à 30’000 demandes d’asile en 2015. C’est beaucoup? C’est moins de 0,4% de la population résidente, quand au Liban, les seuls réfugiés syriens enregistrés par le HCR comptent déjà pour le quart de la population du pays -ramené à la population suisse, cela ferait plus de deux millions de réfugiés… En décembre, le HCR a convoqué une réunion internationale pour la réinstallation de 130’000 réfugiés syriens. Il n’a pu obtenir les garanties nécessaires. La Suisse, par exemple, n’a accepté que 500 réfugiés, en expliquant, comme d’autres pays, qu’il fallait d’abord aider les pays de premier accueil (le Liban, la Jordanie, la Turquie). Mais le Liban, pas plus que la Jordanie, ne pourront assurer, même avec l’aide internationale, des conditions de vie décentes aux centaines de milliers de réfugiés qui vivraient sur son sol sous perfusion du HCR, du PAM et des ONG.

A court terme, il faut, recommande le Haut Commissaire des Nations Unies aux Réfugiés, António Guterres, « développer une action de grande envergure comme Mare Nostrum, pour éviter de nouveaux  drames humains » en Méditerranée. Et à moyen et long terme? On continue à se barricader et à nourrir les comptes en banque des réseaux de passeurs qui ne vivent que de la fermeture des frontières, comme les bootleggers américains ne vivaient que de la Prohibition? Les migrants qui s’embarquent sur des rafiots pourris en risquant d’y perdre leur vie, ne le font que parce qu’aucune solution légale ne leur est accessible. Rien n’empêchera jamais quelqu’un qui n’a pas d’autre choix que de quitter son pays, de le faire vers un pays où il ne pourra que (sur)vivre mieux que sous les bombes du régime d’Assad ou les couteaux de bouchers des djihadistes de Daech. Et il vendra tout ce qu’il possède pour payer le droit de s’entasser avec des centaines d’autres sur une épave désertée par son équipage et lancée à pleine vitesse en direction des côtes italiennes, charge aux Italiens de l’intercepter avant qu’elle ne s’écrase sur des récifs et sombre avec sa cargaison humaine. Peu importent dès lors les obstacles légaux, réglementaires, policiers, matériels que l’Europe met à l’immigration : tant que ses causes perdureront, elle perdurera. Et quand ces causes sont des guerres, elle continuera de croître. Du 1er janvier au 10 décembre 2014, plus de 207’000 personnes ont traversé la Méditerranée, en venant d’Afrique ou du Proche-Orient. Plus de 3500 y sont mortes.

Alors, « réfléchir à de nouvelles voies de migration légale », qui éviteraient aux migrants de s’en remettre à ceux qui vivent de leur mort, oui. Ouvrir dans les pays d’émigration des représentations diplomatiques ou des agences internationales capables d’accorder des visas d’entrée en Europe, rééquilibrer les charges migratoires entre les pays, accepter que des réfugiés puissent demander l’asile ailleurs que dans les pays de «premier accueil». Et, surtout, cesser de se voiler la face : les migrations massives ne cesseront pas. La seule chose que l’on puisse faire cesser, c’est leur exploitation par des réseaux mafieux et la constitution, dans nos pays, d’un sous-sous-sous prolétariat de clandestins survivant de n’importe quelle manière, entre deux expulsions et trois incarcérations. Et quelques incendies.

Mais cela, veut-on vraiment le faire cesser ou préfère-t-on continuer à l’ignorer, quand ce n’est pas s’en nourrir?