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Le Courrier | «Le refuge est organisé pour durer»

Depuis deux mois, la paroisse lausannoise vit au rythme des cinq réfugiés installés dans son sous-sol et des dizaines de bénévoles qui s’impliquent au quotidien. Reportage.

Article de Mario Togni, publié dans Le Courrier, le 10 mai 2015. Cliquez ici pour lire le reportage sur le site du Courrier.

En cette matinée pluvieuse, la salle de paroisse s’anime tranquillement. L’odeur de café envahit les lieux, alors que plusieurs bénévoles s’activent déjà aux côtés des migrants. Il y a deux mois – le 8 mars –, cinq requérants d’asile érythréens et éthiopiens occupaient l’église Saint-Laurent, au cœur de Lausanne, avec l’appui d’un collectif de militants. Depuis, grâce à l’aide de nombreux sympathisants, le refuge a trouvé son rythme.

«Notre organisation est parée pour durer», souligne Michael Rodriguez, membre du collectif R, même si personne ici ne souhaite que la situation s’éternise. Menacés de renvoi dans divers pays européens (Italie, Suède, Pays-Bas), au regard des accords de Dublin, les réfugiés espèrent que leurs dossiers pourront être examinés en Suisse. C’est du moins ce que revendique le collectif, tout comme un moratoire sur les expulsions vers l’Italie, où les conditions d’accueil sont désastreuses.

Planning bien rempli

Sur les murs du refuge, de grands tableaux témoignent d’un planning bien cadré. Chaque activité requiert l’accompagnement de bénévoles: visites médicales, prières à la mosquée – deux des cinq réfugiés sont musulmans – et quelques loisirs à l’extérieur, comme une partie de foot de temps à autre. Aux côtés d’Amar, Dinkenesh*, Mohamed, Abraham et Mikili, c’est donc une foule d’anonymes qui se mobilise au quotidien.

«Il y a toujours deux personnes de permanence, le jour comme la nuit», explique Michael Rodriguez. Un important réseau de solidarité s’est mis en place. Près de cent trente personnes ont fait part de leur disponibilité, avec un noyau dur d’une cinquantaine de militants. Des groupes de travail planchent sur les événements à venir ou sur les revendications politiques. Le week-end passé, c’était «atelier banderoles», en préparation de manifestation de ce samedi à Lausanne.

«C’est magnifique!» lance Francine, habitante d’Yverdon, venue à la dernière minute ce matin pour assurer le créneau 10h-12h. Cette «retraitée occupée» fait le déplacement régulièrement, autant que son agenda le permet. «Ils sont gentils comme tout, toujours contents de nous voir», glisse-t-elle.

Lentilles et röstis

La solidarité s’exprime aussi par des dons, en argent ou en nourriture. «Nous avons reçu plus de 2000 francs en avril», note Graziella de Coulon, de Droit de rester. Avec beaucoup de récup’ et le soutien de maraîchers, la cuisine du refuge tourne à plein régime. Le garde-manger est bien garni, à la croisée des cultures culinaires: riz, lentilles et pois-chiche côtoient de belles réserves de röstis!

«On fait à manger chacun notre tour», indique Mikili, en pleine préparation d’une omelette pour son petit-déjeuner. Quand c’est lui qui s’y colle, le jeune Erythréen de 23 ans concocte des spécialités de son pays. Au fond d’une casserole, il montre les galettes de céréales typiques des mets de la corne de l’Afrique.

Dans la petite salle de paroisse, des draps tendus entre les piliers de béton forment des «chambres» de fortune, cachant des matelas à même le sol. Dinkenesh, seule femme parmi les cinq réfugiés, dispose de son espace, alors que les hommes dorment côte à côte. La cohabitation se passe bien. «En plus il y a beaucoup de femmes qui passent ici, donc ce n’est pas un problème», lâche l’Ethiopienne de 29 ans, dans un bon anglais.

Ce matin, les femmes sont même en majorité parmi les bénévoles. Carole*, étudiante à l’Unil, s’est décidée il y a un mois à faire le pas pour cette cause qui la «touche beaucoup». Elle passe aujourd’hui à l’improviste durant sa pause, le temps de partager quelques parties de Uno et de Mikado. «Les jeux sont un bon moyen de dépasser la barrière de la langue et de rigoler», remarque-t-elle.

Dans ce bouillon de cultures, la communication n’est en effet pas toujours simple. Les cinq migrants ne partagent pas les mêmes langues et seuls deux ou trois se débrouillent en anglais. Plusieurs parlent le tigrigna, d’autres le tigré, l’amharique ou l’arabe. Mais tous commencent à progresser en français, alors que des cours sont désormais organisés.

Comment se comprennent-ils? «Comme avec vous!» répondent Amar et Mikili, mêlant les gestes à quelques mots dans les langues de Voltaire et de Shakespeare.

Le va-et-vient se poursuit dans la salle de paroisse. Jean Chollet, l’un des deux pasteurs de Saint-Laurent Eglise, passe en coup de vent. L’homme d’église au blouson en cuir salue l’assemblée avec bienveillance, ravi de cette cohabitation harmonieuse. Les paroissiens de Saint-Laurent soutiennent majoritairement le refuge, malgré les réticences de la hiérarchie de l’Eglise protestante vaudoise. «C’est l’occasion de faire un apprentissage réel de la solidarité, relève le pasteur. Nous la vivons grandeur nature, avec ses bonheurs et ses petites difficultés.»

Une «guerre d’usure»

Reste une question, lancinante: jusqu’à quand le refuge peut-il durer? La bataille se joue désormais sur le terrain politique et rien n’indique que le Conseil d’Etat finisse par accepter les revendications du collectif. «Qui se fatiguera en premier? interroge Jean Chollet. Je pense que les autorités attendent l’épuisement des forces citoyennes, c’est plus simple que de gérer le problème.»

L’impression d’entrer dans une «guerre d’usure» n’échappe pas non plus aux militants, qui s’attendent à rester encore plusieurs mois. Mais la détermination ne faiblit pas. Prochainement, de nouveaux requérants pourraient rejoindre le refuge, alors que les plans de renvoi, notamment vers l’Italie, se poursuivent.
*Prénoms d’emprunt.