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IRIN | Cinq idées fausses sur lesquelles s’appuie la politique européenne en matière de migration

Depuis le début de 2015, plus de 85’000 migrants ont traversé la Méditerranée dans des bateaux de passeurs. La saison de navigation est pourtant à peine commencée.

Article paru dans IRIN, le 4 juin 2015. Cliquez ici pour lire l’article sur le site de IRIN.

before the boatLes responsables politiques européens sont soumis à des pressions pour adopter rapidement des mesures visant à endiguer cet afflux sans précédent, mais, selon les chercheurs, ils le font en ayant seulement une compréhension superficielle de ses causes.

Le Migration Policy Institute (MPI), un groupe de réflexion basé à Bruxelles, vient tout juste de publier un rapport intitulé Before the Boat: Understanding the Migrant Journey [Avant le bateau: comprendre le parcours du migrant]. Le rapport se fonde en partie sur des interviews réalisées auprès de 120 migrants et migrants potentiels en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Le rapport remet en cause certaines «suppositions simplistes» servant actuellement de fondements à la rédaction de politiques en matière de migration. Voici cinq idées fausses répandues:

Les migrants entreprennent des voyages dangereux parce qu’ils ne comprennent pas les risques auxquels ils s’exposent

Toutes les recherches réalisées sur le sujet démontrent que les migrants sont généralement bien informés des dangers auxquels ils s’exposent en empruntant un trajet en particulier pour se rendre à leur destination, mais qu’ils considèrent que les avantages attendus sont au moins aussi grands que les risques encourus.

Le rapport du MPI indique que les gens ne sont généralement pas très bons pour évaluer les risques. Les migrants ont ainsi tendance, comme nous tous d’ailleurs, à sous-estimer les dangers immédiats lorsqu’ils cherchent à atteindre un objectif à plus long terme.

Les migrants forcés comme ceux qui fuient le conflit en Syrie sont souvent confrontés à des épreuves difficiles dans les pays où ils trouvent refuge, notamment en Égypte, au Liban et en Turquie. Il peut leur sembler plus dangereux de rester dans ces pays que de prendre des risques à court terme pour tenter d’atteindre un endroit sûr en Europe.

Si les migrants sont déjà bien conscients des risques associés au fait de traiter avec des passeurs pour atteindre l’Europe, les campagnes d’information dans les pays d’origine et de transit, comme celles mises en œuvre par l’Organisation internationale pour les migrations (avec des fonds de l’UE), ont probablement un impact limité. Selon le rapport du MPI, les migrants potentiels considèrent souvent ces campagnes de sensibilisation comme une «propagande biaisée».

De la même façon, il est fort possible que l’ouverture d’un centre polyvalent au Niger pour «donner aux migrants une idée précise des chances de réussite de leur voyage» – l’une des actions mentionnées dans l’agenda européen en matière de migration, qui a récemment été rendu public – ne permette pas de dissuader les migrants qui ont déjà entrepris leur voyage vers l’Europe.

Elizabeth Collett, la directrice du MPI, a souligné que l’UE avait ouvert un centre d’information semblable au Mali en 2008. «Ça n’a pas duré très longtemps. Ce n’était pas un succès», a-t-elle dit à IRIN. «On peut se demander en quoi celui-ci sera différent.»

Les pays d’origine et de transit peuvent endiguer l’afflux de migrants illégaux

Le nouvel agenda européen en matière de migration recommande également de «travailler en partenariat avec les pays tiers pour remédier en amont aux problèmes liés à la migration».

L’approche prévoit notamment la fourniture d’une aide aux pays tiers pour renforcer les contrôles aux frontières, sévir contre les réseaux de passeurs et mettre en oeuvre des accords de réadmission permettant à l’UE de renvoyer des migrants en situation irrégulière dans des pays comme la Turquie et la Tunisie.

Selon le rapport du MPI, l’intérêt et la capacité des pays d’origine et de transit à résoudre le problème de la migration irrégulière sont limités et l’application pratique des accords de coopération est lente.

«L’endiguement de l’afflux de migrants irréguliers dans l’Union européenne n’a pas la même importance politique pour les partenaires des pays tiers», écrivent les auteurs, qui recommandent l’affirmation d’un engagement politique global à plus long terme avec les pays pertinents.

Il se peut que les États membres doivent ajuster leurs attentes d’ici là.

«Pourquoi s’attendrait-on à ce que le Soudan réussisse mieux à gérer le problème de la migration et du crime organisé alors que la Grèce peine à répondre à ce à quoi elle fait face?» a raisonné Jacob Townsend, l’un des auteurs du rapport.

«Si vous croyez que vous pouvez simplement demander à vos partenaires d’agir, vous vous exposez à la frustration, car il est évident que le défi est énorme.»

Mme Collett, du MPI, a conseillé aux ministres des Affaires étrangères de l’UE de considérer le défi de la migration comme une occasion de réfléchir de façon plus globale aux problèmes humanitaires et de développement dans les pays d’origine et de transit.

«Dans les coulisses, les gens comprennent qu’il [l’agenda européen en matière de migration] doit évoluer vers quelque chose de beaucoup plus large», a-t-elle dit à IRIN. «La manière dont cela se traduira dans la pratique dépend de [la haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité] Federica Mogherini et de sa volonté de l’intégrer à son programme.»

Les migrants sont les victimes des passeurs

«Les gens considèrent généralement que le passeur est un fournisseur de services et que le migrant est simplement une victime passive ou une marchandise», a dit M. Townsend. «Dans la plupart des cas, ce n’est pas tout à fait vrai. C’est vrai pour la traite d’êtres humains, mais, dans le contexte qui nous intéresse, le migrant joue un rôle actif et doit faire des choix difficiles ; il a plus un rôle de consommateur.»

Avant de traiter avec un passeur en particulier, les migrants demandent des informations et des recommandations à des amis ou à des membres de leur famille qui ont déjà fait le trajet. Leur choix dépend aussi, dans une moindre mesure, des informations disponibles sur les médias sociaux.

«Les passeurs sont parfois considérés comme ceux dont on a besoin pour rester en vie», a dit Christel Oomen, co-auteure du rapport. «Ils peuvent être davantage vus comme des guides touristiques, des gens qui savent par où passer pour traverser certaines régions perçues comme dangereuses en raison de la présence des forces gouvernementales – la route entre Benghazi et Tripoli [en Libye], par exemple.»

Elle a ajouté que les migrants distinguaient les différents types de passeurs: des patrons libyens qui contrôlent les bateaux aux agents et aux facilitateurs dans les pays d’origine. «S’il n’est pas mieux défini, le terme ‘passeur’ n’évoque pas grand-chose pour de nombreux migrants.»

Sévir contre les réseaux de passeurs peut permettre de réduire considérablement le nombre de migrants irréguliers

Les réseaux de passeurs sont fluides et mettent moins de temps à s’adapter aux nouvelles politiques et initiatives en matière d’application de la loi qu’il n’en faut aux gouvernements pour les rédiger. Ils dépendent aussi souvent de collaborations informelles qui impliquent des responsables corrompus et des gestionnaires d’entreprises légitimes, comme des agences de voyages ou des sociétés de transport.

Selon M. Townshend, il est fort probable que les tentatives de démanteler les réseaux de passeurs par le biais de campagnes militaires à court terme comme celle actuellement planifiée par les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères de l’UE en Libye n’aient qu’un effet temporaire. «La question clé est de savoir combien de temps on peut maintenir ce genre de campagne? Politiquement, mais aussi en termes de coûts. Il est extrêmement probable que les passeurs survivent à l’UE si l’approche adoptée ne comprend que ce volet.»

Les politiques de migration et d’asile ont un impact majeur sur la destination des migrants

Les interviews réalisées dans le cadre de la rédaction du rapport du MPI reflétaient des niveaux divers de compréhension des politiques de migration européennes. Le choix de la destination a souvent moins à voir avec les politiques de migration d’un pays qu’avec la présence d’une diaspora importante ou les conditions économiques et sociales attrayantes qui y prévalent.

Alors que les cadres politiques et législatifs de l’UE sont fondés sur la séparation des migrants en deux catégories – ceux qui peuvent légitimement demander l’asile et ceux qui ne le peuvent pas –, les migrants eux-mêmes font rarement la distinction.

«La majorité des personnes à qui nous avons parlé se préoccupent essentiellement du résultat à long terme. La catégorie légale à laquelle elles appartiennent leur importe peu. Elles veulent simplement savoir si elles pourront résider en Europe à long terme», a dit M. Townsend.

Selon Mme Collet, une meilleure compréhension de la façon dont les migrants sont influencés par les politiques de l’UE pourrait permettre d’améliorer l’efficacité des interventions. La directrice du MPI admet par ailleurs que les responsables européens ont souvent les mains liées par les considérations politiques entourant les questions de migration en Europe, même lorsqu’ils peuvent s’appuyer sur un ensemble de données plus fiables.

«L’UE donne effectivement l’impression de vouloir mener une réflexion plus approfondie sur les complexités de la question, mais elle n’en est qu’au tout début du processus et celui-ci sera sans doute profondément influencé par les événements et par la politique.»