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Le Courrier | Vols spéciaux: «On en reste parfois les bras ballants»

Le rapport de la Commission nationale de prévention de la torture souligne la situation encore insatisfaisante des personnes expulsées de force par vols spéciaux. Entretien avec son président.

Article de Laura Drompt, publié dans Le Courrier, le 14 juillet 2015. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

rapport CNPT vols speciauxDans son rapport publié hier, la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) a fait le bilan des 41 rapatriements (dont 35 sous forme de vols spéciaux) qu’elle a observés entre 2014 et 2015. Selon elle, l’utilisation de mesures de contrainte (menottes, casques, sangles et entraves) est en diminution, si on la compare aux autres années, mais plusieurs pratiques demeurent hautement problématiques.

Ainsi apprend-on que «des personnes particulièrement vulnérables» ont été complètement immobilisées. Ou des parents menottés devant leurs enfants sans avoir montré de signe d’opposition. Le président de la CNPT, Jean-Pierre Restellini, fait le point sur les constatations du rapport.

Pouvez-vous rappeler le rôle exact de la CNPT?

Jean-Pierre Restellini: La Commission, organe totalement indépendant, a pour rôle de défendre les droits des détenus. Et il n’y a pas plus «détenu» qu’un passager attaché et menotté dans un avion. Lorsque je parle à des représentants de la police, je leur explique que je comprends leur position, mais qu’il est de mon devoir d’envisager la situation du point de vue des personnes expulsées.

Selon votre rapport, en demi-teinte, on note une évolution plutôt favorable de ces vols spéciaux.

Quatre ans se sont déroulés depuis le début de l’observation de ces vols par la CNPT: auparavant, tout le monde était attaché et casqué sur les vols spéciaux. La proportion des trajets effectués dans ces conditions a drastiquement diminué. Est-ce grâce à notre présence? Ce monitoring est en tout cas indispensable, il participe à l’apaisement général. Certains préféreraient que les personnes expulsées soient toutes attachées, voire qu’on leur injecte des sédatifs pour «rendre les choses plus facile». C’est l’optique du «moins il bouge, moins il pose de problème», qui reste à combattre.

Le risque d’un cas dramatique, telle la mort d’un Nigérian lors d’un renvoi forcé en mars 2010, est-il aujourd’hui écarté?

La présence d’un médecin à bord demeure impérative. J’ose croire qu’on ne sera plus confronté à un cas aussi dramatique, menant à un décès. Mais les troubles cardiaques ne peuvent être totalement écartés. Je parle là en tant que médecin somaticien.

Une étude britannique a également démontré les risques liés au réflexe vagal. Ces cas, causés par une très forte émotion, provoquent la chute de la personne, dont le cerveau ne reçoit plus suffisamment de sang. Or, si le patient est assis et attaché, il ne peut plus se rétablir, ce qui peut s’avérer dangereux.

Le rapport souligne le manque de transmission de données médicales…

Les médecins refusent de connaître les problèmes médicaux des personnes renvoyées une fois arrivés à 30’000 pieds d’altitude. Pour tout vol de degré 4 (le niveau de sécurité maximal, ndlr), le médecin traitant doit connaître la date de transfert, afin de fournir une liste de contre-indications. Désormais, lorsqu’ils ont un doute sur la présence de problèmes médicaux sur le tarmac, ils ont un droit de veto formel.

Vous indiquez par ailleurs le cas de transferts familiaux, où les parents sont menottés devant leurs enfants.

Ce sont des situations particulièrement délicates et sensibles. Un enfant, lorsqu’il voit son père attaché, va se débattre devant ce qu’il considère comme une injustice. Et il devra être maîtrisé à son tour. Des cas que nous déplorons. La CNPT est empruntée lorsqu’il est question de parents récalcitrants: faut-il maintenir les enfants à l’écart, au risque de les séparer? En cas de renvoi vers Lagos, Yaoundé ou Kinshasa, nous n’avons pas de garantie qu’ils puissent se retrouver ensuite. Il y a aussi des cas clairs, où les parents ont été partiellement entravés alors qu’ils n’opposaient aucune résistance.

Selon vous, il existe un potentiel d’amélioration pour l’harmonisation des pratiques entre les cantons.

Les cantons ont des visions radicalement différentes. Nous observons que, pour un même type de profil, certains cantons font appel à une voiture banalisée et se passent d’entraves, quand d’autres ont recours à ce que nous appelons des bétaillères et les menottent. Nous attendons beaucoup de ce côté-là.

Il y a aussi un problème de formation, notamment lorsque les policiers font face à des personnes fragilisées psychologiquement. Il faut chercher à calmer le jeu. On nous dit que les policiers sont formés, mais nous sommes dubitatifs: en cas de troubles psychiques, ils ont tendance à attacher trois fois plus la personne.

Pour l’heure, la situation demeure donc insatisfaisante, pour la CNPT?

On en reste parfois les bras ballants. Comme ce jour où j’ai fait remarquer qu’un monsieur, attaché, était pourtant très calme. On m’a répondu: «Oui, mais on fait comme ça pour tout le monde.» C’est tout l’inverse de la logique à adopter, justement.

Dans ce pays, on vise d’office une sécurité maximale. Mais lorsqu’une personne est très calme sur le tarmac, il ne sert à rien de lui sauter dessus et de l’immobiliser. Ainsi secouée, elle va se débattre, et c’est l’escalade de la violence assurée.