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Notre regard

Dublin, raconté par Tesfaalem | « Je suis venu pour la liberté, je me retrouve en prison! »

Tesfaalem a fui l’Érythrée après trois ans de service militaire forcé. En Suisse, il a été accueilli par un refus de considérer sa demande d’asile, une décision de renvoi vers l’Italie au nom des Accords de Dublin et dix semaines de détention administrative à Genève! Mais Tesfaalem n’a pas courbé l’échine, et, après deux ans de lutte et plusieurs manifestations de soutien organisées par le Collectif R, il a enfin été réintégré dans la procédure d’asile en Suisse. Le combat du Collectif R, initié au mois de mars avec l’ouverture d’un refuge dans la salle de paroisse de St-Laurent à Lausanne, est pourtant loin d’être terminé. Quatre des six habitant.e.s du refuge sont toujours dans le collimateur du système Dublin, et des centaines d’autres personnes en Suisse sont menacées de renvoi dans des circonstances similaires. Les Autorités fédérales et cantonales font tout pour éluder leurs responsabilités politiques et affectent de ne pas voir la débâcle du modèle de la «forteresse Europe». Illustration de cet entêtement absurde et choquant: Vaud tente actuellement de refouler en Espagne une famille syrienne avec deux enfants en bas âge alors que la Suisse dit par ailleurs vouloir accueillir trois mille réfugiés de la guerre civile en Syrie. Près de quarante personnes estampillées «Cas Dublin» dans le canton ont écrit dernièrement une lettre ouverte au Conseil d’Etat pour demander qu’il renonce à les expulser et leur permette d’accéder à la procédure d’asile en Suisse. Ci-dessous, l’entretien réalisé à la prison de Frambois le 8 juin dernier.

Propos récoltés par Michaël Rodriguez, pour le Collectif R

«Je vis en Suisse depuis un an et huit mois. Depuis que je suis arrivé, j’ai rencontré beaucoup d’obstacles. Au bout de six mois, j’ai reçu une réponse négative des autorités suisses. Je suis resté sans argent ni possibilité de travailler. Au foyer, je ne supportais pas la nourriture mais j’ai fini par m’habituer. J’ai toléré cette situation en me disant que c’était normal, parce qu’on finirait par m’accepter. J’ai surmonté tous ces problèmes pour me retrouver… en prison! Je me sens stressé et seul. La nuit, je dors mal parce que je vois ceux de mes amis qui sont morts pendant le voyage. J’ai traversé le Sahara et la mer, et beaucoup de mes amis sont décédés sur la route. Je ressens la peur à l’intérieur.

Au Sahara, j’ai frôlé la mort. Nous avons passé trois semaines dans le désert sans suffisamment à boire ni à manger. J’ai des problèmes de reins, donc j’ai besoin de beaucoup d’eau. Or, nos provisions d’eau ne suffisaient que pour quelques jours. Nous étions 180 personnes dans un camion. Je n’ai pas commis de crime. Je n’ai pas commis de crime, je ne suis pas sorti des lois, j’ai tout enduré, et me voilà encore en prison. J’ai dû quitter l’Érythrée parce que là-bas tous les hommes doivent faire un service militaire à durée illimitée. Si j’y retourne j’aurai de gros problèmes parce que je suis parti illégalement. Mon voyage, je l’ai payé de ma vie. Avec ce que j’endure ici, je me demande parfois pourquoi je suis arrivé en Suisse plutôt que de mourir en chemin. Je suis venu dans ce pays pour la liberté, mais c’est encore la prison qui m’attendait. Un autre érythréen arrivé en même temps que moi en Suisse a reçu un permis N (ce qui signifie que sa demande d’asile sera examinée ici, ndlr). Je suis en colère. A certains les autorités suisses donnent, à d’autres pas.

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Planche du Petit Manuel du parfait réfugié politique de Mana Neyestani.

En Italie, il n’y a pas de lieu où dormir, pas de possibilité d’aller à l’école, d’apprendre la langue. Comment veux-tu chercher un travail dans ces conditions? Il y a des immigrés qui vivent depuis dix ans ou quinze ans en Italie et qui n’ont toujours pas de maison où dormir. Je n’ai passé que deux jours en Italie, c’est en Suisse que je voulais aller. Mais la police italienne m’a forcé à donner mes empreintes digitales. Quatre agents étaient sur moi pour m’immobiliser. Le 22 avril 2015, à 9h30, la Police de Vevey est venue me chercher au foyer. Deux officiers m’ont embarqué et m’ont emmené au poste de police. Ils m’ont dit: «Tu vas prendre un convoi pour l’Italie». J’ai dit que je ne voulais pas, j’ai résisté et la Justice de paix m’a condamné à six mois de détention pour insoumission, tout en me disant que je ne les ferais pas, puisque je serais renvoyé d’un jour à l’autre en Italie. Durant l’audience à la Justice de paix, j’étais attaché aux chevilles. La police m’a emmené à la prison de Favra, où j’ai passé 36 jours. C’était dur, nous étions confinés dans un petit espace et il n’y avait aucun autre érythréen. Je suis allé voir un docteur, il a fait un certificat pour dire que je ne pouvais pas être renvoyé à cause de mon problème de santé. J’ai appris après coup que je devais normalement prendre l’avion le 7 mai, mais que le vol avait été annulé pour raisons médicales. Après cela, j’ai été transféré à la prison de Frambois. Un assistant social m’a dit que je n’avais plus aucune chance, que ma demande de libération avait été refusée et que je devrais partir en Italie. Je sais que les soucis de la vie sont faits pour nous faire grandir. Mais là, j’en ai eu trop. Au début, je me disais que ce n’était qu’un passage. J’ai tout toléré.

Depuis que je suis ici, je suis toujours resté les poches vides, je ne pouvais même pas prendre le train ni le bus. J’avais à peine de quoi manger mais je me disais que je devais prendre sur moi et ne pas faire de choses illégales pour gagner de l’argent. J’aime beaucoup la Suisse et je n’ai pas envie de partir. J’aurais pu aller en Allemagne ou dans d’autres pays européens, comme l’ont fait plusieurs de mes compatriotes qui ont reçu une décision négative en Suisse. Mais moi je suis resté, je me suis acclimaté et j’ai appris le français. C’est ici que je veux étudier et travailler. Ce dont je rêve, c’est de pouvoir enfin faire quelque chose de ma vie. J’ai un diplôme d’électricien, j’ai fait une formation en Érythrée. Je ne suis pas venu pour chercher à manger mais pour être libre. Je n’aurais jamais pensé que la Suisse traite les réfugiés de cette manière. J’aime ce pays malgré tout. Je n’ai pas choisi: où d’autre pourrais-je aller? Si je suis libéré, ce sera comme une renaissance.»

Tesfaalem