Aller au contenu
Documentation

Mon antijournal | La politique du pire pour désengorger Calais

Récit de ma visite au centre de rétention de Vincennes

Article de Esther Benbassa, Sénatrice EELV du Val-de-Marne, directrice d’études à l’EPHE (Sorbonne), publié le 12 novembre 2015 sur le blog « Mon Antijournal », hébergé sur le site de Mediapart. Cliquez ici pour lire l’article sur le site de Mediapart.

Nous savons que la «jungle» de Calais, née d’une gestion calamiteuse de la crise migratoire en cours, est devenue un véritable problème, d’abord pour les riverains, ensuite, en termes d’image, pour l’exécutif. En cette veille d’élections régionales, il semble devenu urgent sinon d’éteindre l’incendie, du moins de le circonscrire. À savoir: de désengorger Calais, même de manière absurde, abusive et précaire.

Si certains migrants sont effectivement dirigés vers des centres d’hébergement, d’autres, depuis le 21 octobre, sont massivement transférés par la Préfecture du Nord-Pas-de-Calais dans des Centres de rétention administrative (CRA). Et ce au mépris des règles qui s’imposent à l’État de droit que la France est censée être.

Qu’est-ce qu’un CRA, en effet? Un lieu de privation de liberté où l’on enferme, en principe, des étrangers en situation irrégulière, en attente d’expulsion (même si seulement 20 à 30% d’entre eux sont effectivement renvoyés chez eux).

Or les réfugiés de Calais ou d’ailleurs ne sont pas, au sens strict, des étrangers en situation irrégulière. Ce sont des réfugiés, justement. En outre, les notifications d’Obligation de quitter le territoire français (OQTF) qui leur sont délivrées, et qui permettent de les placer en CRA, stipulent explicitement (et absurdement) qu’ils ne peuvent pas être expulsés lorsqu’ils sont originaires de Syrie, Iraq ou Érythrée. Certaines de ces  personnes transférées sont séparées de leur famille et de leurs proches, leurs enfants mineurs restant parfois dans la «jungle».

Le CRA de Paris-Vincennes, où je me suis rendue le 10 novembre, ainsi que m’y autorise mon statut de parlementaire, est un de ces lieux d’enfermement où arrivent de Calais ces réfugiés non expulsables. Auxquels il faut ajouter des réfugiés arrêtés désormais dans les gares parisiennes, avant qu’ils n’aient le temps de rejoindre le Nord, pour certains séparés de leurs épouses, et ce en toute impunité. À ces derniers, qui plus est, sont délivrées des OQTF qui ne stipulent pas qu’ils ne peuvent pas être éloignés en raison de leur pays d’origine.

Entre le 29 octobre et le 3 novembre, il y a eu, à Paris-Vincennes, trois arrivages, soit environ une centaine de personnes. Le premier convoi est arrivé dans des bus portant l’enseigne «Bon voyage». Mauvais goût? Maladresse? Nul doute que l’histoire retiendra cette image, bien évocatrice de la gestion française de la crise migratoire.

Ces réfugiés sont soumis à un véritable turnover: on les libère généralement assez vite par paquets de trente, pour les remplacer par d’autres, dans le même nombre, arrivant dans le convoi suivant. Un scandaleux jeu de dominos, qui ajoute cyniquement à la déstabilisation de personnes humiliées, exténuées, désespérées, soumises aux pires conditions de vie et à un traitement rien moins qu’humain. Lesquelles ne comprennent pas pourquoi certaines sont libérées par le Tribunal administratif ou le juge des libertés et de la détention, et pas d’autres. Un arbitraire qui rend leur situation plus insupportable encore.

Aucun des «retenus» que j’ai rencontrés ne souhaite rester en France. Ils ne veulent pas entendre parler de notre pays où ils ont le sentiment d’être traités comme des moins que rien. J’ai gardé en mémoire le mot d’un Syrien: «Vous verrez, je vais devenir riche, mais je ne viendrai jamais dépenser un penny en France, même pour des vacances!»

Tous se plaignent du traitement qu’on leur a infligé au moment de leur arrestation et des conditions de leur séjour. Les fontaines d’eau potable sont hors d’usage, ils doivent aller boire aux toilettes. Personne ne les écoute, me disent-ils. Nul ne veut acheter pour eux – et à leurs frais –  les cartes de téléphone qui leur permettraient de communiquer avec leur famille. Ils n’ont qu’une seule idée en tête: gagner Angleterre, y retrouver des amis, des parents, un travail, et échapper aux griffes de la France.

Sept réfugiés enfermés au CRA de Paris-Vincennes ont entamé une grève de la faim le 10 novembre. Leur nombre ne cesse de croître. Deux Soudanais sont menacés d’être incessamment confrontés à leur ambassadeur en vue d’un retour au Soudan, un pays où ils risquent le pire. Les services sociaux du CRA (l’AFFSAM) ont porté plainte à la Cour européenne des droits de l’homme pour retarder cette rencontre. Les associations se mobilisent autant qu’elles le peuvent pour freiner, sinon pour arrêter, cette folie.

D’autres convois sont attendus pour les 15, 21 et 26 novembre. Cette politique contrevient aux dispositions du CÉSÉDA (Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d’Asile). Elle bafoue les droits humains les plus élémentaires. Elle traite ces réfugiés comme s’il s’agissait d’ennemis ou de délinquants (on m’a tout de même mise en garde contre un possible vol de mon portable…).

L’AFFSAM se déclare profondément choquée par cette «gestion» erratique, absurde, indigne, de la crise migratoire, une «gestion» qui de surcroît coûte de l’argent au contribuable, sans le moins du monde régler les problèmes inhérents à la «jungle» de Calais. Juste des expédients visant à un peu désengorger Calais le temps d’une élection, et dans l’espoir – probablement assez vain – de sauver quelques milliers de voix.

Comment la France, longtemps tenue pour la «patrie» des droits humains, a-t-elle pu tomber si bas? Comment un exécutif prétendument de gauche peut-il s’adonner à de telles manœuvres? Comment peut-il indéfiniment retarder, comme l’exige l’AFFSAM, qui sait, de l’intérieur, ce qui se passe dans les CRA, la mise en œuvre de solutions de fond, pérennes, humaines et respectueuses du droit?

Comme élue, j’ai jugé de mon devoir d’aller voir. Et de témoigner. Nul ne pourra dire demain: on n’a rien vu et on ne savait pas. Le silence est le premier de nos ennemis, notre passé nous le rappelle assez. EluEs, associations, médias, citoyennes et citoyens, il est du devoir impératif de chacun et de chacune d’interpeller les responsables de ces mesures ubuesques et illégales. Et d’exiger qu’ils y mettent fin. Sans délai.