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humanrights.ch | Non à l’initiative de mise en œuvre = Oui à l’État de droit

Les votations concernant l’initiative de mise en œuvre auront lieu le 28 février 2016. Cette initiative propose d’intégrer tel quel dans la Constitution tout un catalogue de mesures législatives concrètes concernant le renvoi des personnes étrangères ayant commis un délit. 

Article publié sur le site humanrights.ch, le 10 novembre 2015. Cliquez ici pour lire l’article sur le site humanrights.ch.

Pour l’UDC, l’objectif est de mettre en œuvre l’article sur le renvoi déjà inscrit dans la Constitution à l’article 121 al. 3-6 suite à son acceptation par le peuple le 10 novembre 2010. Pourtant, le Parlement a dans l’intervalle déjà émis une loi détaillée et contraignante afin de réaliser dans toute la mesure du possible l’article constitutionnel en question.

Pourquoi cette initiative d’acharnement représente-t-elle un énorme danger pour l’État de droit suisse? Qu’est-ce qui rend si impératif que les organisations des droits humains et les défenseur-e-s de l’État de droit se mobilisent activement contre elle? Dans cet article, humanrights.ch reprend le contexte et le contenu de cette initiative aussi bâclée que nuisible avant d’énoncer les principaux arguments qui s’y opposent.

Comment en est-on arrivé à l’initiative de mise en œuvre?

Après que le peuple ait adopté en novembre 2010 l’initiative «pour le renvoi des étrangers criminels», le Conseil fédéral s’est attaché à produire plusieurs propositions afin d’inscrire dans la loi le nouvel article 121 al. 3-6 de la Constitution. Puis le Parlement a commencé à débattre. C’est à ce stade que l’UDC a lancé l’initiative de mise en œuvre. Celle-ci avait pour objectif d’intimider les chambres fédérales dans leurs débats en faisant pression sur les parlementaires. Soit ils mettaient l’article constitutionnel en œuvre de la façon extrême dont l’entendait l’UDC, autrement dit sans respect de l’État de droit suisse, soit le parti lancerait une autre initiative qui irait encore plus loin que celle acceptée par le peuple en 2010. Et il s’en est fallu de peu que cette manœuvre politique ne réussisse. En effet, les partis centristes au National avaient tôt fait de capituler et d’adopter une mise en œuvre de l’initiative sur le renvoi qui correspondait en tous points aux visées de l’UDC. C’est le conseil des États qui, en intégrant au dernier moment dans la loi une clause de rigueur, a permis une adaptation légale de l’article 121 Cst. respectant au strict minimum l’État de droit.

La solution législative du Conseil des États, qui a par la suite remporté l’acceptation du National, reste extrêmement proche du projet radical de l’UDC. Elle va sciemment en plusieurs points plus loin que l’initiative adoptée par le peuple en 2010, reprenant certains éléments de l’initiative de mise en œuvre. Ainsi, la loi contient désormais un nouvel élément pénalement répréhensible menant au renvoi d’une personne étrangère, à savoir «l’abus d’aide sociale». La clause de rigueur n’a pour sa part qu’un seul effet: relativiser l’automatisme des renvois sur la base du seul catalogue des délits. Une systématisation impossible dans un État de droit, puisqu’elle implique que le renvoi est exercé sans aucune prise en compte de la situation personnelle de celui ou celle qui est concerné-e.

Un garde-fou bien faible, loin de la proposition initiale faite par le Parlement en 2010. Un dernier rempart permettant de respecter le plus minimalement possible le principe de proportionnalité dans la procédure légale. Sans cette clause, il se serait avéré impossible aux tribunaux de faire leur travail correctement. Un travail qui, justement, revient souvent à mettre en pesée les droits fondamentaux d’un individu face aux intérêts de la collectivité.

De fait, la solution législative trouvée par le Parlement est l’expression classique du compromis permettant de mettre en œuvre la volonté populaire tout en gardant la sécurité et la stabilité du système. Loin de s’en féliciter, l’UDC a alors rageusement et triomphalement annoncé que l’initiative de mise en œuvre passerait en votation populaire. Il s’agit ici d’une initiative qui va beaucoup plus loin que celle adoptée en 2010 par les votant-e-s. Les mesures suivantes, qu’elle contient et qui sont sans rapport avec l’initiative sur le renvoi, sont particulièrement graves et choquantes.

Qu’est-ce que demande l’initiative de mise en œuvre?

Étendre à l’extrême le catalogue des délits

Non contente de prévoir une première liste de délits devant mener automatiquement au renvoi de la personne étrangère «quelque soit la quotité de la peine qui a été prononcée», l’initiative de mise en œuvre intègre en plus une deuxième liste. Celle-ci énumère des délits de moindre importance devant mener automatiquement au renvoi si l’auteur-e a déjà été condamné-e au cours des dix années précédentes par un jugement entré en force à une peine pécuniaire ou privative de liberté, pour quelque délit que ce soit. Dans ce catalogue de délits «mineurs», se trouvent notamment les lésions corporelles simples (art. 123 CP), la provocation publique au crime ou à la violence (art. 259 CP), les violences ou menaces contre les autorités et les fonctionnaires (art. 285 CP), la dénonciation calomnieuse (art. 303, ch. 1, CP) ou encore les faux témoignages, faux rapports ou fausses traductions en justice (art. 307, al. 1 et 2, CP). À cela s’ajoutent encore différentes lois sur les étrangers.

Ce que cela implique concrètement? Si un étranger de deuxième génération a été amendé une fois pour conduite en état d’ivresse et que dans les dix ans qui suivent il est condamné à quelques mois de prison pour participation à une rixe, il serait forcé du fait de l’initiative à quitter la Suisse pour être déporté dans les pays de ses parents, voire de ses grands-parents (le Vietnam par exemple).

La principale «plus value» de l’initiative de mise en œuvre par rapport au droit actuel est que des étrangers/étrangères, même de seconde ou de troisième génération, devraient à cause d’elle être renvoyé-e-s dès qu’ils/elles ont commis des bagatelles ou des délits mineurs.

Affaiblir le principe de non-refoulement

En lisant le paragraphe III.2 de l’initiative, il semblerait que l’interdiction de renvoyer une personne vers un pays dans lequel elle encourt des risques de torture ou d’autres traitements inhumains ou dégradants est bien respectée. Le paragraphe III.4 s’applique pourtant à affaiblir ce principe de non-refoulement, qui fait partie de noyau dur du droit international impératif. L’initiative réduit de façon tout à fait arbitraire la voie de droit en cas de recours contre une décision de renvoi au motif du non-refoulement en plaçant le tribunal cantonal en dernière instance. Les recourant-e-s n’auraient plus accès au Tribunal fédéral, qui est pourtant la dernière instance prévue par le droit suisse, ceci alors même qu’il en va de leur vie.

Mettre la CEDH hors jeu

Dans son paragraphe IV, l’initiative indique clairement que «les dispositions qui régissent l’expulsion du territoire suisse et leurs modalités d’exécution priment les normes du droit international qui ne sont pas impératives». Encore heureux que les chambres parlementaires aient jugé nulle la partie initialement accolée à cette phrase, où l’UDC définissait ce qu’était le noyau dur du droit international. Reste cependant que

la majorité des garanties prévues par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ne rentrent pas dans ce noyau et seraient de facto foulées aux pieds. Cela concernerait l’article 8 CEDH, qui protège le droit à la vie privée et familiale. Dans de nombreux cas de renvoi, c’est justement ce droit humain qui est en jeu. L’initiative demande aujourd’hui à ce que celui-ci, comme d’autres droits défendus dans la CEDH, soit à l’avenir ignoré.

Arguments contre l’initiative

Les arguments contre l’initiative de mise en œuvre pèsent sur le plan politique. L’initiative remet en effet en cause plusieurs piliers de l’État de droit suisse et aurait un effet dévastateur sur la politique d’intégration des étrangers/étrangères, notamment de seconde génération.

Maintenir le principe de proportionnalité

Ayant pour conséquence le renvoi automatique pour un grand nombre de délits, l’initiative de mise en œuvre met hors jeu le principe de proportionnalité, autrement dit l’examination au cas par cas des affaires de restrictions des droits fondamentaux. Voilà qui constitue un grave mépris de notre système juridique, qui repose sur le principe de justice dans chaque cas individuel.

Mépris sans précédent des droits humains

Avec cette initiative, il pourrait pour la première fois être écrit dans la Constitution que toutes les garanties de la CEDH qui ne font pas partie du noyau dur du droit international peuvent être foulées aux pieds par certaines dispositions constitutionnelles. Cela implique notamment l’annihilation du droit à la famille tel qu’il est protégé par l’article 8 CEDH. Le principe de non-refoulement lui-même, constituant pourtant un droit impératif en mesure d’interdire un renvoi en cas de risque de torture ou de mauvais traitement dans le pays de destination; et bien même ce principe-là est arbitrairement affaibli par l’initiative, qui fait des tribunaux cantonaux des instances suprêmes pour ces questions.

Violation programmée du droit international

Si l’initiative venait à passer, ce serait la première fois que l’idéologique «primauté du droit interne sur le droit international» que l’UDC poursuit depuis plusieurs années serait inscrite dans la Constitution. Bien que cela ne concernait encore qu’un domaine d’application circonscrit, une telle «innovation» ne signifierait cependant rien de moins qu’une légitimation consciente du fait de rompre des engagements internationaux. Plus encore, le non-respect des traités internationaux ratifiés par la Suisse serait alors dans certains cas prescrit par la Constitution elle-même. Un tabou serait brisé avec des conséquences dramatiques pour la Suisse dans ses relations avec les autres États. En effet, quelle crédibilité accorder à un État qui inscrit dans sa Constitution vouloir rompre ses engagements internationaux au grès des circonstances?

Concrètement, l’initiative de mise en œuvre viole l’accord sur la libre circulation des personnes avec l’Union européenne, puisque d’après elle, des citoyen-ne-s européen-ne-s devraient être renvoyé-e-s, parfois même après des délits mineurs. Cette rupture de traité supplémentaire ne manquerait pas de fragiliser encore plus dramatiquement la position de la Suisse dans le cadre de la renégociation de la libre circulation des personnes suite au vote du 9 février 2014.

Message destructeur pour les étranger/étrangères de la seconde génération

Les plus touchés par l’initiative de mise en œuvre si elle venait à passer seraient les très nombreuses personnes qui sont nées et ont passé toute leur vie en Suisse sans être en possession du passeport à croix blanche. Ces personnes pourraient désormais être à tout moment – et suivant les circonstances pour des bagatelles – arrachées à leur environnement et catapultées dans une vie qui peut leur être totalement étrangère et inconnue. Cette épée de Damoclès aurait un impact dramatique sur l’intégration de ceux et celles qu’on appelle aussi les secondos. L’initiative de mise en œuvre encouragerait un déracinement permanent de cette partie de la population.

L’initiative populaire n’est pas faite pour ça

L’initiative de mise en œuvre représente un dévoiement, une manipulation, de l’initiative populaire. Cet instrument n’est absolument pas fait pour faire inscrire dans la Constitution des mesures législatives détaillées. C’est au Parlement qu’il revient de légiférer. L’initiative de l’UDC court-circuite fondamentalement et aussi factuellement le Parlement dans son rôle démocratique de législateur. Un fait d’autant plus choquant que les chambres fédérales ont en l’occurrence déjà fait leur travail concernant le renvoi des étrangers criminels, et ceci dans les temps impartis. L’initiative de mise en œuvre est subversive en ceci qu’elle sape intentionnellement le travail du Parlement et la confiance du peuple en cette instance démocratique.

Acharnement absurde aux dépens de l’État de droit

Avec la nouvelle loi qu’il a élaboré, le Parlement a tenu compte non seulement de l’initiative sur le renvoi, mais aussi déjà en grande partie de l’initiative de mise en œuvre. Il a été beaucoup plus loin que ce que prévoyait son contre-projet initial et a utilisé absolument toute la marge de manœuvre dont il disposait dans un État de droit pour satisfaire l’objectif de l’UDC. En portant son initiative de mise en œuvre devant le peuple, le parti s’acharne dangereusement aux dépens de l’État de droit.

Pas d’application possible

Les juristes argumentent qu’en cas d’adoption de l’initiative de mise en œuvre, le nouvel article constitutionnel demeurerait vraisemblablement sans effet dans la mesure où les autorités et les tribunaux seraient amenés à s’en tenir aux lois fédérales déjà édictées. Étant donné qu’il n’existe pas en Suisse de juridiction constitutionnelle, il serait impossible pour le Tribunal fédéral d’appliquer directement le nouvel article constitutionnel, mais peut-être que certains tribunaux et autorités cantonaux le feraient. En réalité, l’argument de l’inapplicabilité reste faible et ceci pour deux raisons. La première est que le Parlement est soumis à d’énormes pressions politiques pour qu’il inscrive rapidement dans la loi les nouvelles dispositions constitutionnelles. La seconde est que le Tribunal fédéral lui-même n’exclut pas par principe la possibilité qu’un article constitutionnel puisse être appliqué directement, tel qu’il l’a indiqué notamment dans l’ATF 139 I 16 (E. 4.2.3. et 4.3.2) en 2012 (voir notre article sur l’arrêt).

Affaiblir le Tribunal fédéral

Une acceptation en votation de l’initiative de mise en œuvre ne mettrait pas seulement le Parlement dans une situation inextricable, mais aussi le Tribunal fédéral. D’après sa jurisprudence, il serait en effet amené à devoir s’en tenir à la primauté du droit international et de la CEDH, et ceci malgré les nouvelles dispositions constitutionnelles (ATF 139 I 16 E. 5). Et quelle serait la conséquence prévisible de la cohérence du TF? Une campagne populiste contre les juges de Mon Repos, évidemment. Une campagne qui ne manquerait pas de ternir la réputation de la haute cour auprès de la population. Et si à l’inverse le TF renonçait à sa cohérence pour céder aux pressions politiques et jetait aux orties sa jurisprudence sur cette question absolument fondamentale, alors il serait là aussi décrédibilisé, aux yeux de la population et des juristes. Il perdrait en autorité.

Conclusion: si l’initiative de mise en œuvre venait à passer, il n’y aurait pas de bonne solution pour le Tribunal fédéral. Il serait quoi qu’il fasse décrédibilisé et affaibli dans son autorité. Un affaiblissement qu’il faut éviter absolument en refusant fermement l’initiative de mise en œuvre.

Voie royale pour l’initiative «d’autodétermination»

Si le peuple venait à adopter l’initiative de mise en œuvre, l’UDC aurait alors la voie toute ouverte pour son initiative «le droit suisse au lieu des juges étrangers». Elle pourra dès lors s’appuyer dans les débats sur le fait que les votant-e-s ont déjà par deux fois (avec l’initiative pour le renvoi et l’initiative de mise en œuvre) accepté en toute conscience de mettre certaines garanties de la CEDH hors jeu. Le «peuple» aurait ainsi fait savoir haut et fort qu’il veut voir sa volonté primer sur la Cour européenne des droits de l’homme et qu’en cas de conflit avec la Convention européenne des droits de l’homme, le droit suisse n’a que faire des arrêts de Strasbourg. Car c’est bien là que veut en arriver l’initiative «d’autodétermination» de l’UDC.

Documentation

Sur l’initiative sur le renvoi

Sur l’intiative de mise en oeuvre

Sur l’intiative d’autodétermination