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La liberté de mouvement, vue par Stefan Zweig juste avant sa mort

Juste avant de se suicider en 1942, Zweig décrit dans un mouvement désespéré le monde d’avant l’avènement des folies meurtrières du XXè siècle. Ce passage donne, à rebours, le vertige sur ce que nous avons perdu, aujourd’hui où le consensus de l’Europe s’établit sur les bases de la peur et du rejet des étrangers.

Extrait publié sur le blog de Eric111, le 17 août 2015 et hébergé sur le site de Mediapart. Cliquez ici pour lire l’extrait sur le blog.

[caption id="attachment_3888" align="alignright" width="299"]VE 135 Cet extrait a également été publié dans notre édition de décembre 2011 (VE 135)[/caption]

… Et de fait, rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la Pre­mière Guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits. Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. Il n’y avait point de permissions, point d’autori­sations, et je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes, quand je leur raconte qu’avant 1914 je voya­geais en Inde et en Amérique sans posséder de passe­port, sans même en avoir jamais vu un. On montait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous demandât rien, on n’avait pas à rem­plir une seule de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées. Il n’y avait pas de per­mis, pas de visas, pas de mesures tracassières, ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transfor­mées en un système d’obstacles ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich. C’est seulement après la guerre que le national-socialisme se mit à bouleverser le monde, et le pre­mier phénomène visible par lequel se manifesta cette épidémie morale de notre siècle fut la xénophobie: la haine ou, tout au moins, la crainte de l’autre. Partout on se défendait contre l’étranger, partout on l’écartait. Toutes les humiliations qu’autrefois on n’avait inven­tées que pour les criminels on les infligeait mainte­nant à tous les voyageurs, avant et pendant leur voyage. Il fallait se faire photographier de droite et de gauche, de profil et de face, les cheveux coupés assez court pour qu’on pût voir l’oreille, il fallait donner ses empreintes digitales, d’abord celle du pouce seule­ment, plus tard celles des dix doigts, il fallait en outre présenter des certificats, des certificats de santé, des certificats de vaccination, des certificats de bonnes vie et mœurs, des recommandations, il fallait pouvoir présenter des invitations et les adresses de parents, offrir des garanties morales et financières, remplir des formulaires et les signer en trois ou quatre exem­plaires, et s’il manquait une seule pièce de ce tas de paperasses, on était perdu.

Tout cela paraît de petites choses sans importance. Et à première vue il peut sembler mesquin de ma part de les mentionner. Mais avec toutes ces absurdes «petites choses sans importance», notre génération a perdu absurdement et sans retour un temps pré­cieux: quand je fais le compte de tous les formulaires que j’ai remplis ces dernières années, des déclara­tions à l’occasion de chaque voyage, déclarations d’impôts, de devises, passages de frontières, permis de séjour, autorisation de quitter le pays, annonces d’arrivée et de départ, puis des heures que j’ai passées dans les salles d’attente des consulats et des adminis­trations, des fonctionnaires que j’ai eus en face de moi, aimables ou désagréables, ennuyés ou surme­nés, des fouilles et des interrogations qu’on m’a fait subir aux frontières, quand je fais le compte de tout cela, je mesure tout ce qui s’est perdu de dignité humaine dans ce siècle que, dans les rêves de notre jeunesse pleine de foi, nous voyions comme celui de la liberté, comme l’ère prochaine du cosmopolitisme. Quelle part de notre production, de notre travail, de notre pensée nous ont volée ces tracasseries impro­ductives en même temps qu’humiliantes pour l’âme! Car chacun d’entre nous, au cours de ces années, a étudié plus d’ordonnances administratives que d’ouvrages de l’esprit; les premiers pas que nous fai­sions dans une ville étrangère, dans un pays étranger, ne nous menaient plus, comme autrefois, aux musées, aux paysages, mais à un consulat, à un bureau de police, afin de nous procurer un «permis de séjour». Quand nous nous trouvions réunis, nous qui commentions naguère les poèmes de Baudelaire ou discutions des problèmes d’un esprit passionné, nous nous surprenions à parler d’autorisations et d’affidavits, et nous nous demandions s’il fallait sol­liciter un visa permanent ou un visa touristique; durant ces dix dernières années, connaître une petite employée d’un consulat, qui abrégeait l’attente, était plus important que l’amitié d’un Toscanini ou d’un Rolland. Constamment, nous étions censés éprouver, de notre âme d’êtres nés libres, que nous étions des objets, non des sujets, que rien ne nous était acquis de droit, mais que tout dépendait de la bonne grâce des autorités. Constamment, nous étions interrogés, enregistrés, numérotés, examinés, estampillés, et pour moi, incorrigible survivant d’une époque plus libre et citoyen d’une république mondiale rêvée, cha­cun de ces timbres imprimés sur mon passeport reste aujourd’hui encore comme une flétrissure, chacune de ces questions et de ces fouilles comme une humi­liation. Ce sont de petites choses, je le sais, de petites choses à une époque où la valeur de la vie humaine s’avilit encore plus rapidement que celle de toute monnaie. Mais c’est seulement si l’on fixe ces petits symptômes qu’une époque à venir pourra déterminer avec exactitude l’état clinique des conditions et des perturbations qu’a imposées à l’esprit notre monde d’entre les deux guerres.

[caption id="attachment_28402" align="alignright" width="213"]Buste de Stefan Zweig. Photo: Wally Gobetz / flickr Buste de Stefan Zweig. Photo: Wally Gobetz / flickr[/caption]

Peut-être avais-je été trop gâté auparavant. Peut-être aussi les trop brusques changements de ces dernières années ont-ils peu à peu surexcité ma sensibi­lité. Toute forme d’émigration produit déjà par elle-même, inévitablement, une sorte de déséquilibre. Quand on n’a pas sa propre terre sous ses pieds — cela aussi, il faut l’avoir éprouvé pour le comprendre — on perd quelque chose de sa verticalité, on perd de sa sûreté, on devient plus méfiant à l’égard de soi-même. Et je n’hésite pas à avouer que depuis le jour où j’ai dû vivre avec des papiers ou des passeports véritable­ment étrangers, il m’a toujours semblé que je ne m’appartenais plus tout à fait. Quelque chose de l’identité naturelle entre ce que j’étais et mon moi primitif et essentiel demeura à jamais détruit. Je suis devenu plus réservé que ma nature ne l’eût comporté, et moi, le cosmopolite de naguère, j’ai sans cesse le sentiment aujourd’hui que je devrais témoigner une reconnaissance particulière pour chaque bouffée d’air qu’en respirant je soustrais à un peuple étranger. Avec ma pensée lucide, je vois naturellement toute l’absurdité de ces lubies, mais notre raison a-t-elle jamais quelque pouvoir contre notre sentiment pro­pre? Il ne m’a servi à rien d’avoir exercé près d’un demi-siècle mon cœur à battre comme celui d’un «citoyen du monde». Non, le jour où mon passeport m’a été retiré, j’ai découvert, à cinquante-huit ans, qu’en perdant sa patrie on perd plus qu’un coin de terre délimité par des frontières.

Stefan ZWEIG (1942). Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen (trad. S. Niémetz, 1993)