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Magazine en ligne de l’UNIFR | La politique d’asile à l’épreuve du phénomène migratoire

Confrontées à une arrivée de migrants d’une ampleur jamais vue depuis la seconde guerre mondiale, l’Union européenne et la Suisse explorent plusieurs options pour gérer le phénomène, au risque parfois, selon deux expertes de l’Université de Fribourg, d’écorner les droits humains.

Article de Christian Doninelli, publié dans Alma & Georges, le magazine online de l’Université de Fribourg, le 16 décembre 2015. Cliquez ici pour lire l’article sur le site d’Alma & Georges.

Un migrant enregistré en Grèce comme demandeur d’asile serait-il l’un des assaillants de l’attaque terroriste du 13 novembre dernier à Paris? Un passeport syrien retrouvé près du corps de l’un des assaillants le laisse présumer. Les flux migratoires, qui jusqu’alors soulevaient avant tout des questions logistiques, ravivent de manière plus aiguë encore des inquiétudes sécuritaires. Première conséquence: le rétablissement des contrôles aux frontières entre Etats, à l’intérieur même de l’Espace Schengen, n’est plus tabou. Quant à l’externalisation de l’accueil des réfugiés, projet sur toutes les bouches depuis des mois, elle est plus que jamais d’actualité. Ces deux pistes soulèvent pourtant d’importantes questions politico-juridiques.

Des frontières toujours plus surveillées

Jusqu’à présent, les Etats de l’Espace Schengen ont progressé en ordre dispersé. Face à l’arrivée importante des migrants, l’Allemagne, l’Autriche, la Slovénie et, dernièrement, la Suède, ont décidé de renforcer le dispositif policier à leurs frontières. Une mesure qui, selon certains médias, sonne le glas de l’Espace Schengen. Spécialiste en droit européen et en droit des migrations à l’Université de Fribourg, Sarah Progin-Theuerkauf nuance cette assertion: «En cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure, un Etat membre de Schengen peut exceptionnellement réintroduire des contrôles à ses frontières intérieures durant une période limitée d’une durée maximale de trente jours. La Commission européenne estime que cette clause peut actuellement être appliquée».

En revanche, le mur de barbelés de 175 kilomètres que la Hongrie de Viktor Orban a décidé d’ériger à sa frontière avec la Serbie transgresse clairement le droit international en vigueur: «En vertu du principe de non-refoulement, consacré par la Convention de Genève sur le statut des réfugiés et la Convention européenne des droits de l’homme, on doit permettre aux migrants de déposer une demande d’asile. S’ils prétendent avoir besoin d’une protection internationale, il faut leur ouvrir la frontière, afin de pouvoir faire les vérifications nécessaires», explique Sarah Progin-Theuerkauf. Or, de manière évidente et assumée, cette structure sert à refouler les migrants, plutôt qu’à gérer leur afflux.

Cristina Del Biaggio, géographe à l’Université de Fribourg, connaît bien la thématique des migrations, elle qui a commencé à les étudier sur le terrain en 2012, suite à la construction du premier mur entre la Grèce et la Turquie. La chercheuse est convaincue que les politiques nationales de plusieurs pays portent atteinte aux Conventions de Genève: «Aujourd’hui, c’est au tour de l’Autriche de construire une barrière frontalière pour trier les migrants. Or, le droit international oblige les Etats à accueillir les réfugiés!».

Les Etats disposent donc d’une certaine marge de manœuvre: ils peuvent contrôler les flux de migrants pour des raisons logistiques ou sécuritaires, à tout le moins pour une période déterminée. En revanche, s’ils rendent leurs frontières si hermétiques qu’elles empêchent les migrants de déposer une demande d’asile, ils contreviennent au droit international en vigueur.

Externalisation de la prise en charge des réfugiés

«Externaliser». Ce terme, qu’on avait l’habitude de rencontrer dans le domaine de la micro-économie plutôt que de la migration, fait florès. Parmi les stratégies évoquées pour gérer les flux de migrants – hormis le contrôle aux frontières – le traitement des demandes d’asile dans les pays d’Afrique du Nord ou en Turquie constitue l’une des options privilégiées.

Pour Cristina Del Biaggio, c’est une façon pour l’Europe de continuer de se laver les mains et de rejeter toute responsabilité sur les pays tiers, et de citer l’exemple du Liban: «Là-bas, un tiers de la population est constituée de réfugiés syriens. Le pays est au bord de l’asphyxie».

«L’externalisation? Soupire Sarah Progin-Theuerkauf. Il faudrait d’abord trouver des pays ‹sûrs›, prêts à loger des camps de migrants. De surcroît, s’il s’agit de la Libye ou de la Turquie, on peut émettre des doutes quant au respect des droits de l’homme», et de citer pour preuve, l’Italie qui, en vertu d’un pacte d’amitié, remettait ses immigrants à la Libye: «Cette pratique a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en 2012. Il n’y avait aucune garantie de sauvegarde des droits humains», explique Sarah Progin-Theuerkauf.

Faute de pouvoir garantir le respect des droits fondamentaux des migrants, l’externalisation n’enchante donc guère ces deux spécialistes. Cristina Del Biaggio y voit même une tare rédhibitoire: «Externalisation pourrait rimer avec privatisation. Il n’y a qu’une poignée de firmes qui gèrent les centres de détention administrative. Des firmes privées qui se remplissent les poches».

Se proclamant «chercheuse engagée», Christina Del Biaggio considère que les migrations font partie de l’histoire d’une civilisation et estime que le présent phénomène constitue une opportunité démographique: «C’est une nécessité pour notre civilisation vieillissante».

La crise migratoire en quelques chiffres

De janvier à octobre 2015, selon le Secrétariat d’Etat à la Migration, la Suisse a reçu 24’212 demandes d’asile, une légère augmentation par rapport à l’année précédente (23’765). En ce qui concerne les demandes d’asile dans l’Union européenne, celles-ci s’élèvent à 213’200 lors du deuxième trimestre 2015, soit 85% de plus que lors de la même période de l’année précédente, selon Eurostat.

Face à cette avalanche de chiffres, Sarah Progin-Theuerkauf, encore une fois, se veut sereine: «C’est vrai qu’il y a un afflux, mais cela ne signifie pas forcément que l’on se trouve dans une ‹crise migratoire›. Ce n’est pas la première fois que l’Europe connaît des vagues de réfugiés. Par contre, il est important que les pays de l’Union européenne décident d’une clé de répartition équitable. Ce n’est pas conforme à l’esprit européen que certains accueillent généreusement les demandeurs d’asile, tandis que d’autres ferment leurs frontières.» Actuellement, un Syrien qui dépose une demande d’asile en Allemagne a près de 95% de chances d’obtenir une protection (dans la majorité des cas, le statut de réfugié), alors que dans d’autres pays de l’Union, ses chances de se voir attribuer un statut sont proches de zéro. Afin d’y remédier, Sarah Progin-Theurkauf appelle de ses vœux la création d’une agence européenne qui examinerait tous les dossiers sur la même base pour éviter les déséquilibres. La répartition des réfugiés, entre pays de l’Union européenne, pourrait ensuite se faire selon plusieurs critères: PIB, taux de réfugiés déjà accueillis, taux de chômage.

Au-delà des considérations juridiques, Cristina Del Biaggio, qui est aussi chargée de projet pour Vivre Ensemble, association romande sans but lucratif active dans la défense du droit d’asile et des réfugiés, s’inquiète de la situation humanitaire et sanitaire des migrants: «Il est urgent que l’Europe ouvre ses portes, car l’hiver arrive! Il faut permettre aux enfants d’aller à l’école, ce qui n’est pas le cas dans la majorité des camps de réfugiés des pays limitrophes de la Syrie. Les migrants doivent pouvoir manger, trouver du travail et commencer une nouvelle vie».